Portrait Tocqueville

Alexis de Tocqueville : une vie de réflexion et d'action.

Issu d'une famille de la noblesse normande qui a payé le prix fort les débordements de la Terreur, Alexis de Tocqueville (1805 - 1859) s'interroge dès son plus jeune âge sur les valeurs de l'ancien régime et aboutit à la conclusion qu'elles ne pourront pas s'établir dans la société post-révolutionnaire, sans se dénaturer. Dès ses années de lycée à Metz, il est déjà convaincu que le sens de l'histoire s'achemine vers une nouvelle figure où dominera l'égalité. Il fera des études de droit qui lui permettront d'obtenir la charge de juge auditeur à Versailles. Mais l'avènement de la monarchie de juillet va le pousser, par souci d'honnêteté, à se défaire momentanément de sa fonction et à partir avec son ami De Beaumont étudier le système pénitentiaire américain pendant presque un an (1831-1832). C'est ce voyage qui sera la matrice de son oeuvre majeure: De la Démocratie en Amérique. La publication du premier volume en 1835 lui offre de suite la notoriété et une place en 1838 à l'Académie des sciences morales et politique, puis à l'Académie française en 1841. Il continue de voyager en Angleterre et en Irlande notamment où il saisit les enjeux mais aussi l'envers de la révolution industrielle. Il fait paraître le deuxième volume de De la Démocratie en Amérique en 1840, celui-ci par son caractère beaucoup plus théorique ne connaît pas autant que le premier les faveurs du public. Conjointement à l'écriture de cet ouvrage, Tocqueville retourne activement dans le domaine politique. Une fois pris possession du domaine familial, il devient député de la circonscription de Valognes en 1839 et conservera cette charge jusqu'en 1850. Il exercera même, suite à la proposition de Louis-Napoléon, la fonction de ministre des Affaires étrangères pendant cinq mois de juin à octobre 1849. C'est la contraction de la tuberculose en 1850 qui le mènera à se retirer progressivement de la vie politique et à se consacrer à la rédaction de ses Souvenirs.

Un enjeu clair : comprendre la démocratie.

 

Texte 1 : Les deux tendances de l'égalité.

L'égalité, qui rend les hommes indépendants les uns des autres, leur fait contracter l'habitude et le goût de ne suivre, dans leurs actions particulières, que leur volonté. Cette entière indépendance, dont ils jouissent continuellement vis-à-vis de leurs égaux et dans l'usage de la vie privée, les dispose à considérer d'un oeil mécontent toute autorité, et leur suggère bientôt l'idée et l'amour de la liberté politique. Les hommes qui vivent dans ce temps marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers les institutions libres. (...) De tous les effets politiques que produit l'égalité des conditions, c'est cet amour de l'indépendance qui frappe le premier les regards et dont les esprits timides s'effrayent davantage (...). Je suis convaincu toutefois que l'anarchie n'est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre. L'égalité produit, en effet, deux tendances: l'une mène directement les hommes à l'indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu'à l'anarchie, l'autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude. Les peuples voient aisément la première et y résistent; ils se laissent entraîner par l'autre sans la voir; il importe donc particulièrement de la montrer.

De la Démocratie en Amérique, Tome II, quatrième partie, chapitre 1.

I. L'ouverture démocratique.

Le chemin de la liberté.

 

Texte 2 : On apprend la liberté en la pratiquant - la commune école de la liberté.

C'est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l'usage paisible et l'habituent à s'en servir. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n'a pas l'esprit de la liberté. Des passions passagères, des intérêts d'un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner les formes extérieures de l'indépendance; mais le despotisme refoulé dans l'intérieur du corps social reparaît tôt ou tard à la surface.

De la Démocratie en Amérique, Tome I, première partie, Chapitre 5.

 

 

En réalité ce n'est pas tant la commune que l'association en son sens le plus général qui est le vecteur de la liberté et cela pour la simple raison qu'en son sein l'homme use de ses droits et prend bien conscience de ses devoirs. Elle symbolise et met en oeuvre les mouvements du pouvoir politique. En elle, l'homme prend conscience qu'il est citoyen, qu'il n'agit pas que pour lui mais aussi en vue d'un bien commun - comprend en quel sens son intérêt est lié à celui des autres (voir approfondissement en cliquant sur le symbole +) c'est proprement cela la puissance de l'association: faire sentir son engagement au sein de l'Etat. La force de la démocratie est non pas tant d'être un régime libre qu'un régime qui rend libre.

La corporation - Hegel

 

Texte 3 : La forces des associations.

Indépendamment, des associations permanentes créées par la loi sous le nom de communes, de villes et de comtés, il y en a une multitude d'autres qui ne doivent leur naissance et leur développement qu'à des volontés individuelles. (...) Une association consiste seulement dans l'adhésion publique que donnent un certain nombre d'individus à telles ou telles doctrines, et dans l'engagement qu'ils contractent de concourir d'une certaine façon à les faire prévaloir. (...) il n'y a pas de pays où les associations soient plus nécessaires, pour empêcher le despotisme des partis ou l'arbitraire du prince, que ceux où l'état social est démocratique. Chez les nations aristocratiques, les corps secondaires forment des associations naturelles qui arrêtent les abus de pouvoir. Dans les pays où de pareilles associations n'existent point, si les particuliers ne peuvent créer artificiellement et momentanément quelque chose qui leur ressemble, je n'aperçois plus de digue à aucune sorte de tyrannie, et un grand peuple peut être opprimé impunément par une poignée de factieux ou par un homme.

De la Démocratie en Amérique, Tome I, deuxième partie, chapitre 4.

II. Les dangers de la démocratie.

Le conformisme : "une nouvelle physionomie de la servitude".

 

Texte 4 : "l'empire intellectuel du plus grand nombre".

A mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde. Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. Quand l'homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l'environnent, il sent avec orgueil qu'il est égal à chacun d'eux; mais, lorsqu'il vient à envisager l'ensemble de ses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse. Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de ses concitoyens en particulier, le livre isolé et sans défense à l'action du plus grand nombre. Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l'idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de l'esprit de tous sur, l'intelligence de chacun, Aux Etats-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d'opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l'obligation de s'en former qui leur soient propres. Il y a un grand nombre de théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, que chacun y adopte ainsi sans examen sur la foi du public; et, si l'on regarde de très près, on verra que la religion elle-même y règne bien moins comme doctrine révélée que comme opinion commune. (...) la foi dans l'opinion commune y deviendra une sorte de religion dont la majorité sera le prophète. (...) Je vois très clairement dans l'égalité deux tendances: l'une qui porte l'esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et l'autre qui le réduirait volontiers àne plus penser. Et j'aperçois comment, sous l'empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la liberté intellectuelle que l'état social démocratique favorise, de telle sorte qu'après avoir brisé toutes les entraves que lui imposaient jadis des classes ou des hommes, l'esprit, humain s'enchaînerait étroitement aux volontés générales du grand nombre. (...) Pour moi, quand je sens la main du pouvoir qui s'appesantit sur mon front, il m'importe peu de savoir qui m'opprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le joug, parce qu'un million de bras me le présentent.

De la Démocratie en Amérique, Tome II, première partie, chapitre 2.

L'asservissement du bien-être.

Texte 5 : "une passion de classe moyenne".

Chez les nations où l'aristocratie domine la société et la tient immobile, le peuple finit par s'habituer à la pauvreté comme les riches à leur opulence. Les uns ne se préoccupent point du bien-être matériel, parce qu'ils le possèdent sans peine; l'autre n'y pense point, parce qu'il désespère de l'acquérir et qu'il ne le connaît pas assez pour le désirer. (...) Lorsque, au contraire, tes rangs sont confondus et les privilèges détruits, quand les patrimoines se divisent et que la lumière et la liberté se répandent, l'envie d'acquérir le bien-être se présente à l'imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l'esprit du riche. Il s'établit une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez de jouissances matérielles pour concevoir le goût de ces jouissances, et pas assez pour s'en contenter. Ils ne se les procurent jamais qu'avec effort et ne s'y livrent qu'en tremblant. Ils s'attachent donc sans cesse à poursuivre ou à retenir ces jouissances si précieuses, si incomplètes et si fugitives. (...) La passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de classe moyenne; elle grandit et s'étend avec cette classe; elle devient prépondérante avec elle. C'est de là qu'elle gagne les rangs supérieurs de la société et descend jusqu'au sein du peuple. (...) L'amour du bien-être est devenu le goût national et dominant; le grand courant des passions humaines porte de ce côté, il entraîne tout dans son cours.

De la Démocratie en Amérique,Tome II, deuxième partie, chapitre 10.

 

Texte 6.

On pourrait croire, d'après ce qui précède, que l'amour des jouissances matérielles doit entraîner sans cesse les Américains vers le désordre des moeurs, troubler les familles et compromettre enfin le sort de la société même. (...) Ce goût particulier que les hommes des siècles démocratiques conçoivent pour les jouissances matérielles n'est point naturellement opposé à l'ordre; au contraire, il a souvent besoin de l'ordre pour se satisfaire. Il n'est pas non plus ennemi de la régularité des moeurs; car les bonnes moeurs sont utiles à la tranquillité publique et favorisent l'industrie. Souvent même il vient à se combiner avec une sorte de moralité religieuse; on veut être le mieux possible en ce monde, sans renoncer aux chances de l'autre. (...) Ce que je reproche à l'égalité, ce n'est pas d'entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues; c'est de les absorber entièrement dans la recherche des jouissances permises. Ainsi, il pourrait bien s'établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts.

De la Démocratie en Amérique,Tome II, deuxième partie, chapitre 11.

L'ultime danger: l'aristocratie industrielle.

Texte 7.

Je ne vois rien dans le monde politique qui doive préoccuper davantage le législateur que ces deux nouveaux axiomes de la science industrielle. (...) A mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l'ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. L'art fait des progrès, l'artisan rétrograde. D'un autre côté, à mesure qu'il se découvre plus manifestement que les produits d'une industrie sont d'autant plus parfaits et d'autant moins chers que la manufacture est plus vaste et le capital plus grand, des hommes très riches et très éclairés se présentent pour exploiter des industries qui, jusque-là, avaient été livrées à des artisans ignorants ou malaisés. La grandeur des efforts nécessaires et l'immensité des résultats àobtenir les attirent. Ainsi donc, dans le même temps que la science industrielle abaisse sans cesse la classe des ouvriers, elle élève celle des maîtres. (...) Qu'est-ce ceci, sinon de l'aristocratie ? (...) Ainsi, à mesure que la masse de la nation tourne à la démocratie, la classe particulière qui s'occupe d'industrie devient plus aristocratique. Les hommes se montrent de plus en plus semblables dans l'une et de plus en plus différents dans l'autre, et l'inégalité augmente dans la petite société en proportion qu'elle décroît dans la grande. (...) Mais cette aristocratie-là ne ressemble point à celles qui l'ont précédée. (...) Non seulement les riches ne sont pas unis solidement entre eux, mais on peut dire qu'il n'y a pas de lien véritable entre le pauvre et le riche. (...) L'aristocratie territoriale des siècles passés était obligée par la loi, ou se croyait obligée par les moeurs, de venir au secours de ses serviteurs et de soulager leurs misères. Mais l'aristocratie manufacturière de nos jours, après avoir appauvri et abruti les hommes dont elle se sert, les livre en temps de crise à la charité publique pour les nourrir. Ceci résulte naturellement de ce qui précède. Entre l'ouvrier et le maître, les rapports sont fréquents, mais il n'y a pas d'association véritable. (...) c'est de ce côté que les amis de la démocratie doivent sans cesse tourner avec inquiétude leurs regards; car, si jamais l'inégalité permanente des conditions et l'aristocratie pénètrent de nouveau dans le monde, on peut prédire qu'elles y entreront par cette porte.

De la Démocratie en Amérique, Tome II, deuxième partie, chapitre 20.

 

Couverture Tocqueville

Liens

Téléchargement du texte intégral de De la Démocratie en Amérique.

On peut en effet trouver une numérisation complète du texte réalisée par Jean-Marie Tremblay sur l'excellent et totalement indispensable site des Classiques des sciences sociales.

Tocqueville.org

Site généraliste américain assez fourni qui contient surtout une page très intéressante sur le voyage que Tocqueville effectua aux Etats-Unis. On suit pas à pas son parcours et on retrouve la plupart des donnèes qu'il a pu y collecter, ainsi que de nombreuses cartes et photographies.

Le site de E. Keslassy

Un des sites les plus complet en langue française qui est dû à l'auteur du très stimulant Le libéralisme de Tocqueville à l'épreuve du paupérisme. On y trouve d'ailleurs une recension intéressante ainsi que de nombreux textes expliqués.

La revue tocqueville.

Ce n'est pas à proprement parler un site sur Tocqueville mais plutôt une revue qui élabore ses sujtes selon un angle, du moins dans sa méthode, très tocquevilien.

Crédits iconographiques.

http://www.herodote.net/histoire04160.htm

http://oll.libertyfund.org/ToC/0712.php

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Quelques questions posées à E. Keslassy

Réalisation de la page:

U. Batini

Intervenants:

E. Keslassy, J. Martin et U. Batini

 

Une clef pour comprendre les forces et les faiblesses de la démocratie: Tocqueville.