La "clef de l'énigme".

Ce texte est un extrait d’un travail universitaire plus large qui visait à présenter la corrélation profonde qui unit l’esthétique et la métaphysique chez Schopenhauer. Ces quelques pages invitent à remettre en avant l’intuition centrale d’une philosophie qui est souvent mal considérée car le plus souvent masquée par une lecture superficielle qui s’arrête sur la surface d’une œuvre qui au-delà des pensées qu’elle contient séduit aussi par un style brillant et un goût de la provocation.

 

Les premières pages du Monde s’ouvrent sur l’idée que si l’on veut comprendre l’esprit de ce qui y est dit et non pas seulement la lettre il faut garder en mémoire à tout moment que l’on a affaire à une pensée unique : « Ce qui doit être exprimé au travers de cette œuvre est une pensée unique. » Cette exigence n’est pas déduite après coup de l’ensemble de l’ouvrage bien au contraire elle en imprime le mouvement principal dès le commencement. Sa cohérence est entièrement subordonnée à cette unité, l’œuvre dans sa totalité est cette pensée unique. L’auteur exprime avec justesse la tension qui habite son travail et pose un problème que nous avons déjà évoqué : comment retranscrire « l’intuition » en mots ? Comment saisir cette force sans trop la disperser ? Le seul moyen, selon lui, d’éviter cette perdition est de tendre vers un maximum d’unité pour exprimer le plus adéquatement cette idée.

« (…) une pensée unique doit, aussi importante qu’elle puisse être, faire preuve de la plus grande unité. »

Ce n’est donc que pour la clarté d’expression que l’ouvrage a été divisé en parties « Pourtant, il faut pour la compréhension de son exposition qu’elle soit découpée en différentes parties »  mais cet ordre doit demeurer organique « ... mais elles doivent l’être de telle façon que la liaison de ces parties soit de nouveau organique  ». On retrouve, une fois de plus, ici une parenté avec Plotin, mais aussi d’une certaine façon Leibniz, chaque moment de leur œuvre renvoie à la totalité de leur pensée. On ne peut pas séparer des parties sans détruire l’intégrité du tout, il y a une sorte de principe du continu qui attache l’œuvre à ses éléments pour en faire une totalité que l’on peut qualifier avec Schopenhauer d’organique. Il insiste fortement sur cet aspect dès la préface de la première édition :

 « Un livre doit bien avoir un commencement et une fin, et sur ce point il y a bien de façon sûre une différence avec un organisme, mais cela n’empêche pas que son contenu doit s’en rapprocher : il suit de cela que dans ce cas, la forme et le fond sont en contradiction. "

Ces remarques liminaires sont claires et il est rare qu’un auteur donne à ce point un manuel de lecture de son œuvre. Il y a une volonté forte chez Schopenhauer d’être compris, car il sait à quel point la méprise peut être grande. Il faut donc jouer le jeu qu’il pose et tenter de saisir sa pensée dans sa globalité, c’est-à-dire sans la morceler plus que ne l’exige la compréhension. A ce sujet, il est assez étonnant de constater que malgré ces injonctions préliminaires, la plupart des commentateurs s’évertuent à scinder cette œuvre en plusieurs moments : le livre I serait une sorte de théorie de la connaissance, le second une métaphysique de la nature, puis viendrait avec le livre III une esthétique et enfin l’ouvrage se clôturerait sur une éthique. Mis à part A. Philonenko qui insiste sur l’évolution en spirale de cette philosophie et met en garde contre une trop grande séparation, la quasi totalité des études suivent ce plan malgré les indications de l’auteur.

« Cette pensée, que j’ai à communiquer ici, apparaît successivement, selon le point de vue d’où on la considère, comme étant ce qu’on nomme la métaphysique, ce qu’on nomme l’éthique, et ce qu’on nomme l’esthétique ; et, en vérité, il faut qu’elle soit bien tout cela à la fois, si elle est ce que j’ai déjà affirmé qu’elle était. »

Cette exigence il la reformule aussi très clairement dan l’Exordium des leçons de Berlin où il souligne à nouveau l’insuffisance de chaque moment détaché des autres. Cette concentration, voire même cette cristallisation, si l’on se réfère à une lettr adressée à Erdmann le 9 avril 1851, explique donc qu’il soit l’homme, comme la plupart des grands philosophes, d’un seul livre et d’une seule pensée ou plutôt « d’une intuition unique qui éclaire toutes ses idées. Mais qu’elle est-elle au juste ?

 

 

« Cette vérité n’est en aucun cas nouvelle (...) Mais Berkeley fut le premier qui en parla de façon précise » (Die Welt,. §1.

Ce dernier nous met en présence d’une pensée que l’on peut aisément scinder en deux moments (et non parties car sinon on perdrait l’unité tant recherchée) : celui de la volonté et celui de la représentation. Si c’est l’aspect purement schopenhauerien de cette pensée que l’on recherche, c’est-à-dire l’aspect qui lui appartient en propre, on ne doit tenir compte que de l’affirmation primordiale, celle qui prône l’identité du monde avec une mystérieuse volonté. L’idée que le monde est ma représentation est de l’aveu même de l’auteur assez courante : « Cette vérité n’est en aucun cas nouvelle (...) Mais Berkeley fut le premier qui en parla de façon précise » (Die Welt. §1), il ajoute même qu’elle était présente avant même toute philosophie, entreposée dans la sagesse indienne. La découverte proprement schopenhauerienne est celle de la face cachée de la représentation, le Quid dont est fait le monde, qui est (et de façon peut être plus primordiale que la première assertion) aussi une « Grundwarheit » au sens propre du mot Grund, car elle se pose comme le fondement obscur de toute réalité, un Grund qui est en lui-même fondamentalement Grundlos, sans raison ou plutôt dans une optique plus dynamique sans repos. Il n’y a pas d’assise stable et définitive sur laquelle ce fondement puisse s’établir, il s’engage dans une expansion continue, une lutte perpétuelle avec lui-même, étant tour à tour soutien et absence de soutien, à l’image de cette pensée orientale du globe et de l’éléphant tous les deux à la fois support et supporté. Cette vérité s’énonce en peu de mots et se présente d’elle-même comme étant la clef de l’énigme : l’essence du monde, de tout être, est la volonté : «le mot de l’énigme est volonté» ( Die Welt, § 18.). Il serait intéressant de se demander dans quelle condition ce mot quasi magique ne résume pas « la pensée unique » de Schopenhauer. En quel sens la subordination des fonctions intellectuelles aux fonctions affectives, cette disconvenance et l’irrationalisme qu’elle génère ne sont pas le fruit de cette pensée première et personnelle : Tout est volonté, car la volonté est l’essence même de tout ce qui parvient à l’existence ?

Crédits iconographiques.

http://people.bu.edu/.../philosophy_gallwmodearly.htm.

http://people.bu.edu/wwildman/WeirdWildWeb/media/galleries/

http://www.ub.uni-frankfurt.de/archive/images/schopenhauer_portrait1.jpg

Réalisation et rédaction de la page:

U. Batini

 

Si l’on reprend le Monde dans sa totalité, qu’on reparcourt ce chemin, il apparaît comme une évidence que la mise en garde de Schopenhauer était bien fondée : On ne peut fragmenter cet ouvrage en différentes parties si l’on veut saisir le point central de sa réflexion. Il faut au contraire dans notre compréhension aller vers un maximum d’unification, tenter de saisir en quel sens l’œuvre constitue un tout. L’effort qu’il fait pour tendre vers une unité maximale au niveau de l’écriture, nous devons, à notre tour, le réitérer afin de nous acheminer vers une compréhension optimale. Il nous demande de reproduire une attitude de penser. Ce livre doit être, pour nous aussi, une épreuve et non un simple divertissement. L’ironie finale de la première préface éclaire cela à sa façon : Si nous ne nous sentons pas prêt ou concerné par ces recommandations, l’auteur de la préface a la délicatesse de nous donner un bon conseil :

« Daher mein Rath ist, das Buch nur wieder wegzulegen. » [« [Dans ces conditions] mon conseil est que ce livre doit seulement être mis de côté » ]. Mais alors comment le lecteur pourra-t-il rentrer dans ses frais, « Was ihn schadlos hält ?(...) er kann es seiner gelehrten Freundin auf die Toilette, oder den Theetisch legen. Oder endlich er kann ja, was gewib das Beste von Allem ist und ich besonders rathe, es recensiren.» [Die Welt, op. cit., p.13 : « Qu’est-ce qui pourra nous dédommager ? (...) [le lecteur] pourra, s'il a des amis instruits, le laisser sur sa table à ouvrage ou sur sa table à thé. Ou bien ,enfin il pourra, ce qui est certainement le mieux et que je lui conseille tout particulièrement, en faire un compte-rendu. »]

Il y a une réelle préoccupation de la manière dont l’œuvre peut être reçue, la simplicité de l’écriture ne doit pas faire écran à la profondeur des pensée qui y sont exprimées. Il faut prendre garde. Cette pensée unique ne constitue pas qu’un seul moment de sa pensée : l’irrationalisme dans le meilleur des cas, ou le pessimisme quand l’œuvre est définitivement altérée par une lecture superficielle. Il ne faut pas la confondre avec les conséquences qu’elle induit. Il faut remonter le plus possible vers la source, vers ce qui unifie l’ensemble de l’œuvre.

 

Nous devons remonter à la source première de l’unité, chercher la cohésion maximale du monde et de la pensée qui le saisit. Dans ces conditions nous poserons que « la pensée unique » du pessimiste de Francfort ne peut être que celle qu’il suggère lui-même: « La chose en soi n’est que la volonté (...) elle est ce qui est le plus intime, le noyau des choses particulières aussi bien que de l’ensemble » ( Die Welt, § 21.).

 

Die Welt als Wille und Vorstellung, ne serait-elle pas présente dès le titre de l’ouvrage ? Celui-ci, si l’on prend un peu de recul, est assez étrange, il ne désigne pas un contenu, comme cela peut être le cas, par exemple, de la Critique de la raison pure ou de la Doctrine de la science. L’œuvre entière de Schopenhauer s’annonce sous une seule phrase : Le monde est à la fois volonté et représentation. Et sous ce titre n’est pas compris que le premier et le second livre mais aussi la partie esthétique et éthique. Cette étrange façon d’initialiser notre lecture nous ramène à l’esprit, le fait que l’on ne peut en aucun cas fragmenter l’œuvre. Mais un autre point doit attirer notre attention, car il est capable de conforter l’idée que cette pensée unique est toute entière présente dans ce titre. Si l’on suit l’ordonnance des livres : Le monde est d’abord représentation avant d’être volonté. Le premier livre s’intitule en effet : « Der Welt als Vorstellung » et le second « Der Welt als Wille », ainsi si le titre n’était que le simple descriptif du contenu il aurait dû être : Die Welt als Vorstellung und Wille. Cette inversion ne peut, en aucun cas, être le simple fruit du hasard, elle résulte de la nécessité intrinsèque de l’exposition. Elle est donc probablement motivée par un souci pédagogique. Nous allons introduire une distinction afin de faciliter la compréhension de la structure générale de la pensée qui nous est présentée. On peut discerner deux types d’exposition chez Schopenhauer : l’ordre d’exposition métaphysique et l’ordre d’exposition théorique. Le premier est celui suivi par le titre et le second par le déroulement de l’ouvrage. Cette « pensée unique » pour être appréhendée nécessite une certaine  démarche qui est due en particulier à la structure même de notre entendement, il y a « un ordre des raisons » à respecter. Afin de saisir en quel sens le monde est volonté, il faut d’abord l’appréhender comme représentation. Il suit toute une propédeutique afin d’obtenir au-delà de notre sentiment l’adhésion de notre entendement. A la fin du livre I, nous percevons bien qu’un élément nous manque, qu’il faut franchir un pas pour saisir la signification de l’ensemble. L’auteur souligne cette attitude : Nous serions tout particulièrement heureux si « über ihre eigentliche Bedeutung einen Aufschlub zu erhalten, über jene ihre sonst nur gefühlte Bedeutung » / [ « [si] nous pouvons obtenir un éclaircissement sur la signification véritable [de la représentation intuitive], sur cette signification que nous ne faisons d’habitude seulement que sentir... »]. Mais l’ordre de la compréhension reste artificiel et si nous voulons pénétrer réellement à l’intérieur de cette pensée, il est nécessaire de reprendre cette philosophie selon l’ordre métaphysique que nous avait dévoilé le titre. C’est proprement là que prend sens la demande d’une seconde lecture de l’ouvrage : « (...) zum Eindrigen in den dargelegten Gedanken, kein anderer Rath ist, als das Buch zwei Mal zu lesen » / [« Afin de s’introduire dans l’exposition de cette pensée, il n’y a pas d’autre conseil à donner que celui de lire cet ouvrage deux fois »]. Cette seconde vision nous permet d’appréhender le monde et le Monde tels qu’ils sont réellement, elle est censée pouvoir nous amener à la compréhension optimale du Quid fondamental. Dans ce processus, on saisit bien alors que le titre joue un rôle très particulier, il a pour but dès notre première lecture de nous orienter, il a une fonction d’amorçage, il prépare notre esprit à recevoir la vérité fondamentale de l’œuvre. Mais cette dernière se présente-t-elle toute entière dans le titre ? Y trouve-t-elle son expression adéquate ?

 

Pour Emile Brehier (in « L’unique pensée de Schopenhauer ») , la pensée maîtresse de Schopenhauer est la vision que « la vie (...) est une effrayante énigme », son originalité propre tient à cette volonté de provoquer une conversion du regard qui nous pousse à considérer les événements en eux-mêmes sans vouloir à tout prix les rattacher les uns aux autres. Cette attitude est la seule capable de mettre à jour la vérité que professe l’auteur du Monde : l’irrationalisme. « C’est cette espèce d’inversion de l’attention qui est la pensée maîtresse de Schopenhauer. » Une idée qui est en partie reprise par Clément Rosset quand il affirme que Schopenhauer est un « philosophe de l'absurde », mais il est plus précis quant à la détermination centrale de l’intuition schopenhauerienne : « c’est une pensée de la subordination des fonctions intellectuelles aux fonctions affectives. » (Rosset C., Schopenhauer, philosophes, P.U.F., Paris, 1968, p.27.)  Mais on change encore un peu de point de vue si l’on se réfère à l’interprétation de M. Philonenko qui voit l’axe centrale de l’édifice schopenhauerien dans « une pensée de la finitude », qui s’exprime avec justesse dans un vers de Byron : The tree of Knowledge is not that of life ». On peut multiplier à l’infini les interprétations diverses, mais ce qu’il nous importe de montrer ici, c’est que malgré une forte similitude - idée d’une disconvenance entre la vie et la connaissance qui conduit à l’irrationalisme - ces commentaires divergent tous à leur façon par rapport à un point fixe. Il est vrai qu’ils disent tous sensiblement la même chose, mais ce dont ils se préoccupent, ce qu’ils formulent peut-il se ramener intégralement à cet axe fondateur ? Quelle est réellement cette « pensée unique » ? Comment Schopenhauer l’a-t-il formulée ? Cette pensée est-elle nécessairement ce qui fait l’originalité de cette philosophie : l’irrationalisme ? Ce dernier n’est il pas qu’un phénomène secondaire ? Une simple conséquence ?

 

Mais il ne faut pas non plus être ébloui par l’apparente limpidité de cette pensée, cela paraît presque incroyable que le code de déchiffrement du monde soit aussi simple. Cette vérité ne doit pas nous être simplement imposée, nous devons montrer en quel sens elle est légitime, et surtout ce qui fait qu’elle se présente comme une connaissance métaphysique. Ce n’est donc pas tant cette pensée que la manière d’y arriver qui doit, pour le moment, nous préoccuper. L’analyse du philosopher est ici importante, car elle nous permettra d’entrer plus en profondeur au sein de cette « pensée unique », nous amenant ainsi à mieux saisir ce qu’est réellement le concept schopenhauerien de la volonté.

Un malaise peut, très vite, s’installer au sein de l’enthousiasme qu’entraîne la découverte de cette « clef ». Comment une pensée qui rejette en partie les processus de rationalité courants peut-elle se poser alors comme connaissance métaphysique ? Plus simplement, comment cette connaissance peut-elle atteindre, si elle ne se détache pas de l’expérience, le statut de métaphysique ? C’est proprement dans ce moment crucial du développement de sa pensée, que Schopenhauer prend toute son ampleur et montre qu’il est bien plus qu’un « vulgarisateur débrouillard ». Il rattrape la pensée de Kant en évoquant le fait que la métaphysique du réel ne saurait se construire par concepts, puisque ces derniers ne sont que des extraits de l’expérience d’autant plus vides de réel qu’ils sont plus généraux. « Die Reflexion ist nothwendig Nachbildung, Wiederholung, der urbildlichen anschaulichen Welt (...). Deshalb sind die Begriffe ganz passend Vorstellungen von Vorstellungen zu nennen. » / « La réflexion est nécessairement une reproduction, une répétition, de l’original qu’est le monde de l’intuition (...).  C’est pourquoi nous pouvons qualifié de façon adéquate les concepts de représentations de représentations. » (Die Welt, §9.). Elle doit de façon première se rapporter à l’expérience, et après tout n’est-elle pas le « déchiffrage » de cette expérience ? Mais cela n’empêche pas comme nous l’avons vu dans notre première partie que l’explication métaphysique doit être radicalement distincte de l’explication physique, elle ne se situe pas au même niveau, le domaine de la première est la profondeur, tandis que la seconde ne s’écarte pas de la surface, s’occupant uniquement du rapport entre les phénomènes. Ainsi l’expérience que sous-tend la métaphysique est radicalement différente de celle que l’entendement ordonne et que la science explique, car la philosophie engage l’explication de la cause non pas par elle-même, mais par la chose en soi. Comment accéder à un tel niveau de l’expérience ? Est-il seulement pensable ?

 

Une "pensée du sous-sol".

La puissance spéculative de Schopenhauer s’origine dans ce moment délicat, cette exigence nouvelle qu’il pose à la métaphysique va lui permettre de lui donner un nouveau souffle et de la tirer du dogmatisme qui la déréalisait. Cette nouvelle métaphysique devient possible car il développe parallèlement un nouveau philosopher qui signe l’apparition d’une pensée entièrement nouvelle, une pensée du sous-sol : la pensée généalogique.

Cette dernière même si elle n’est pas thématisée de façon nette par Schopenhauer s’origine dans sa manière propre d’appréhender la métaphysique, il déplace son centre d’intérêt : ce n’est pas tant l’être en tant qu’être qui l’intéresse mais la signification de cet être, ce « résidu » (Die Welt§ 24.)  d’inexplicable qui demeure en chaque phénomène. C’est cet élément fondamental qui retient l’attention de Schopenhauer et sur lequel il veut fonder sa métaphysique. Cet aspect de résidu, d’inexplicable est constamment mis en avant et l’on peut regretter que la traduction française fasse quelques omissions à ce sujet qui tendent à alléger le rôle de cet élément : « so bleibt dennoch immer Etwas, daran sich keine Erklärung wagen darf, sondern das sie immer voraussetzt » / « ainsi, il reste tout de même en toute chose un élément où l’on ne peut risquer aucune explication, même si toutes le supposent », quelques pages plus loin nous retrouvons cette idée qu’il souligne avec insistance : Denn in jedem Ding in der Natur ist etwas, davon kein Grund je angegeben werden kann, keine Erklärung möglich, keine Ursache weiter zu suchen ist... » / « Car il y a bien un « quelque chose » dans chaque objet de la nature, dont l’on ne peut indiquer aucun fondement, dont il n’y a pas d’explication possible, et où il est aussi inutile de lui rechercher une cause ». C’est  ce « quelque chose » (etwas) que la physique appelle force et l’étiologie qualité occulte, qui intéresse tout particulièrement Schopenhauer, car il fait signe vers la volonté, en souligne la spécificité, et surtout montre par son incapacité à être saisi qu’il nécessite un niveau d’appréhension cognitif différent de celui de la connaissance traditionnelle. Cet inconnaissable est la source de toute chose justement parce qu’il n’est pas connaissable par notre entendement, car si c’était le cas il serait à son tour phénomène, pris dans les formes de l’espace et du temps, ou plus généralement emprisonné dans le principe de raison. Il est donc ce qui n’a pas son origine dans le phénomène mais que tout phénomène en tant que phénomène (c’est-à-dire « apparition ») suppose et qu’il va nommer volonté. Ce nom n’est en aucun cas le signe d’un inconnu, d’un X mathématique, bien au contraire il est ce qui doit  nous découvrir comme un mot magique, l’essence de toute chose dans la nature. Loin d’être inconnu, il est immédiatement connu. Et s’il a choisi ce mot pour désigner cet élément, c’est que « le concept de volonté est le seul parmi tous les concepts possibles qui n’ait pas son origine dans le phénomène, ni dans une simple représentation intuitive, mais qui surgit (hervorgehen) de l’intérieur, du fond même de la conscience immédiate de chacun ». Il est la seule chose que nous connaissions immédiatement et absolument. Seule la Volonté peut être pensée sans détour, c’est-à-dire sans la discursivité du concept, qui se présente comme un élément détourné de l’intuition. Ainsi l’on peut comprendre que comme l’entendement travaille dans l’intuition , en deçà de la catégorie, il puisse y avoir savoir même si il n’y a point pensée discursive. Il passe par-delà la représentation pour retrouver ce qui est son fondement ou du moins ce qui en constitue son sens. Il remonte à ce qu’il pose comme la chose en soi, ce qu’il y a de réel en chaque être : la volonté. C’est ce qu’il rappelle en 1851 dans les Parerga et Paralipomena montrant ainsi malgré les contradictions par rapport au système kantien l’assise de sa pensée :

« L’essence intime des choses est étrangère au principe de la raison suffisante. C’est la chose en soi, et cela est simplement volonté. Celle-ci est parce qu’elle veut, et veut parce qu’elle est. Elle est dans chaque être ce qu’il y a de simplement réel. » (PP, « L’opposition de la chose en soi et du phénomène »).

La chose en soi est donc clairement définie comme ce qui existe en dehors de notre aperception, « par conséquent ce qui existe d’une façon proprement dite» (Ibid.). Nous sommes là dans un des moments cruciaux de sa pensée, car il est le point de contact mais aussi de disjonction avec Kant. Et cet élément est d’autant plus important qu’il participera en grande partie à provoquer envers lui un certain ostracisme. Il est évident ici qu’il n’a pas pris, contrairement à Fichte sur la question de l’intuition intellectuelle, assez de précautions oratoires. De loin, son rapprochement semble trop simpliste comme en témoigne cette affirmation des Parerga : « [La chose en soi] pour Kant, c’était = X ; pour moi c’est la volonté. ». Cette assimilation, comme le souligne C. Rosset, a deux conséquences néfastes : elle est d’une part une trahison à l’égard de Kant qui invalide d’emblée sa prétention à être le seul « post-kantien » et le fait passer pour un pauvre exégète du maître qui n’est qu’au fond comme le pense M. Gueroult qu’un vulgarisateur. Ce qui d’autre part entraîne de nombreux dommages dont le plus important est le camouflage de sa véritable originalité. On peut donc dire que Schopenhauer n’a pas eu pire détracteur que lui-même ; en voulant s’inscrire dans la lignée kantienne, il a masqué et altéré de façon remarquable la rupture essentielle qu’est sa propre pensée au sein de la philosophie. En effet, il efface ainsi sa distinction radicale avec la tradition idéaliste qui s’accorde sur la primauté de l’intelligence sur l’instinct et les affects, alors qu’en provoquant cette rupture il pose le fait qu’après lui il ne peut plus y avoir de « post-kantiens ». Il préfigure, au contraire, toutes les philosophies de type généalogique, comme celles de Nietzsche et Marx, mais aussi les pensées de l’absurde ( et en particulier celles de Chestov et Kierkegaard). Il est fondamentalement un précurseur.

Il est clair, cependant, que par certains côtés, il reste dans le kantisme, il conserve la compréhension radicalement nouvelle de la notion de phénomène qu’a imposée Kant. Mais si l’on suit l’appendice du Monde sur la philosophie kantienne, on pourrait presque dire qu’il ne retient de la Critique de la Raison pure que l’esthétique transcendantale. Le problème est de savoir comment expliquer sa transgression vis-à-vis de la chose en soi ? Comment peut-il même se poser la question de savoir ce qu’elle est ?

C’est là qu’intervient le niveau philosophique de l’expérience dont nous avons parlé plus haut en opposant la profondeur de la philosophie à la position de surface de la science. A ce point de son raisonnement, il tente d’accéder à un niveau interne de l’expérience qui lui permettra de vérifier que sa clef de déchiffrage est bien la bonne comme le souligne ce passage du Monde : « L’ensemble de l’expérience ressemble à une écriture chiffrée : la philosophie en sera le déchiffrement ; si la traduction est cohérente dans toutes ses parties, elle sera exacte. » Il prend donc un point d’appui dans l’expérience en vue de l’expliquer en partant d’elle-même, c’est cette démarche originale que nous voulons expliquer afin de mettre mieux en évidence qu’elle est le foyer d’une pensée généalogique.

Paradoxalement cette nouvelle compréhension métaphysique du monde, c’est la volonté qui la permet en tant qu’elle se pose comme forme objectivée dans le monde : elle s’accomplit ou plutôt tente de s’accomplir dans la matière et devient ainsi phénomène. Le paragraphe 18 du livre II qui renvoie au paragraphe 6 du livre I fait écho à cela : « In der That würde die nachgeforschte Bedeutung der mir lediglich als meine Vorstellung gegenüberstehenden Welt (...) nimmermehr zu finden seyn, wenn der Forscher selbst nichts weiter als das rein erkeinnende Subjekte (...) wäre. » (Die Welt, §. 18). Cette nouvelle métaphysique n’est donc possible que parce que le philosophe a lui aussi « sa racine dans le monde, en tant qu’individu » (Ibid.). Il a un point de vue privilégié qui va lui permettre de pénétrer ce château « sans porte ni fenêtre » que représente la signification du monde. Le premier paragraphe du livre II recense à quel point toutes les tentatives philosophiques antérieures ont été vaines. La signification tant recherchée ne peut pas s’élaborer à partir de la représentation, car elle est justement, en tant que condition de possibilité, hors de la relation mondaine que structure le principe de raison. Il faut partir d’un point radicalement autre par rapport au phénomène et donc sortir des formes de la connaissance conditionnée par le sujet.

« Nous voyons bien ici qu’il n’est en aucun cas possible de s’approcher de l’essence des choses en partant de l’extérieur (...) Et pourtant c’est bien ce chemin que tous les philosophes ont emprunté avant moi. » (Die Welt, § 17.)

Sa solution métaphysique va être le corps et c’est à partir de sa prise en compte qu’il va renverser les valeurs traditionnelles des processus de la pensée philosophique. Schopenhauer prétend donc s’opposer à la « vieille » métaphysique en proposant une philosophie du corps vécu qu’il présente comme métaphysique. Cette dernière n’est plus science de l’être ou théorie des conditions transcendantales du savoir - c’est là qu’il pose sa rupture – il veut reconstruire une science de l’expérience à partir des données non phénoménales que nous livre notre corps. Et cela est possible justement parce que l’homme n’est pas un ange mais un individu qui a sa racine dans le monde, c’est cela qu’il est fondamental de souligner pour lui dans le sens où c’est réellement la condition de possibilité de son propre système, sans cette ouverture sur la volonté qu’est notre corps sa philosophie ne pourrait pas avoir vu le jour (ist dennoch [dieses Erkennen] durchaus vermittelt durch ein Leib... / « mais cette connaissance même a pour condition nécessaire un corps... » cf. § 18.), car elle ne posséderait pas ce point d’Archimède qui lui permet d’élaborer sa pensée. Il part donc d’une expérience très étrange en tant qu’elle se présente à la fois de façon singulière (le vécu de notre propre corps) et universelle (ce que nous révèle ce vécu). Examinons ce sésame métaphysique :

« Dem Subjekt des Erkennes, welches durch seine Identität mit deim Leibe als Individuum auftritt, ist dieser Leib auf zwei ganz verschiedene Weisen gegeben : einmal als Vorstellung in verständiger Anschauung, als Objekt unter Objekten, und den Gesetzen dieser unterworfen ; sodann aber auch zugleich auf eine ganz andere Weise, nämlich als jenes Jedem unmittelbar Bekannte, welches das Wort Wille bezeichnet ». / « Le sujet connaissant, par son identité avec le corps devient un individu, : ce corps lui est donné de deux manières très différentes : d’une part comme représentation dans la connaissance discursive, comme objet parmi les autres objets, soumis aux mêmes lois que ceux-ci ; et d’autre part, en même temps, d’une toute autre manière, comme ce principe immédiatement connu de chacun, que l’on nomme par le mot volonté. » (Die Welt, §18)

Le corps entier se révèle être la volonté objectivée. Nous reconnaissons en lui un mouvement qui n’est le fait d’aucune cause externe, qui se génère à partir de notre for intérieur, à partir de la Volonté. C’est avec celui-ci qu’il trouve au sens propre une clef qui va lui permettre d’accéder à la compréhension de tous les autres phénomènes. Son déchiffrage philosophique du monde consistera à combiner l’expérience du sens interne avec celle du sens externe, cette vue intime sur nous-mêmes nous fournit la clef de l’énigme du monde. Il ne dépasse alors pas le phénomène dans le sens où il se sert de sa profondeur pour en expliquer la surface, qui se présente comme l’objectivation ou l’objectité, selon qu’on parle du monde extérieur ou de notre corps, de ce que nous avons découvert au fond de nous-mêmes, c’est-à-dire la volonté. Strictement parlant, la métaphysique de Schopenhauer n’est pas meta-physique mais infra-physique dans le sens où elle reste immanente aux phénomènes et ne les « dépasse » que par approfondissement de ceux-ci. C’est par rapport à cette orientation que nous posons sa philosophie comme une pensée du sous-sol, car effectivement elle porte en elle-même les germes qui permettront de développer une philosophie généalogique complète. Le retour au corps par rapport au détour du concept amène un nouveau regard par rapport aux connaissances que nous produisons et à celle que nous pensons déjà maîtrisée. Cette antériorité primordiale (et non chronologique) de la Volonté nous oblige à nous interroger sur le sens de nos motifs. En effet, à partir du moment où ils sont le résultat d’une force aveugle, grundlos, comment peut-on leur attribuer une rationalité claire, cette dernière ne vient-elle pas finalement qu’après coup ? Schopenhauer met en place une nouvelle attitude philosophique qui tente de révéler le caché sous le manifeste. Cette nouvelle vision atteint son paroxysme dans son analyse du sentiment amoureux qui occupe le paragraphe 44 des suppléments, ainsi que son Essai sur les femmes. Il nous dévoile, à travers elle, l’origine inconsciente, la motivation secrète qui est le véritable moteur de ce sentiment. Son but inavoué est la procréation, qui permet à l’espèce de se perpétuer et à la volonté de s’objectiver. Par son analyse fine, il arrive, en recherchant ce qui est à la source d’une telle passion, à nous dévoiler son objet véritable. C’est ce cheminement subtil qui l’amènera à la première conséquence de sa pensée unique : l’intellect obéit à la volonté. Une proposition, qui comme nous l’avons vu, a été placé par une partie des commentateurs comme la véritable « pensée unique », alors qu’elle n’en est comme le montre ce cheminement qu’une conséquence qu’il ne développe clairement que dans le chapitre 19 des suppléments : « Du primat de la Volonté dans la conscience de nous-mêmes ». Mais contrairement aux philosophes généalogistes, Schopenhauer n’a en aucun cas pensé ce rapport entre Volonté et intellect, car il semble totalement impossible à déterminer se situant dans un entre-deux de la rationalité (à la fois dans le phénomène et la volonté). Mais ce qu’il a mis à jour et qui a toute son importance pour le développement futur de cette pensée, c’est cette volonté de déterminer un engendrement fondamental aux choses qui n’a rien à voir avec une simple filiation chronologique, faisant de cette recherche non un processus génétique mais une véritable démarche généalogique, même si elle ne se trouve pas dans son œuvre totalement réalisée. L’acte de naissance généalogique « n’étant pas dans un temps antérieur, mais dans une origine sous-jacente qui ne diffère de son expression actuelle que par sa faculté à ne pas s’exprimer. »  (CF. Rosset, Schopenhauer, philosophe de l’absurde). Il y a chez lui la recherche d’une origine en-deça de la parole. C’est cela même qu’il a fait quand il a pris comme point de départ de sa philosophie le corps, le posant comme une sorte d’organe de la métaphysique qui devient dès lors une métaphysique individuelle en ce qu’il ne s’agit pas d’un savoir théorique mais d’une épreuve effective qui est vécue au niveau du corps, ce qui implique que la signification des représentations n’est pas dans la représentation elle-même, mais dans un stade de pré-compréhension qui permet une saisie immédiate et purement affective de la représentation et d’atteindre ici un point obscur du savoir, c’est-à-dire un moment où ce dernier n’est plus constructible, et où l’on se doit de continuer et de tenter de constituer un savoir de ce qui n’est pas par essence le savoir. La clef de l’énigme n’est là que pour nous mener vers un autre puzzle qui peut être celui-ci considérer comme la question fondamentale du système schopenhauerien : « Was denn zuletzt der Wille an sich sei ?

 

Schopenhauer: une "pensée unique".