L’hypothèse de lecture que nous souhaiterions proposer ici trouve sa source dans un problème qui n’a rien de véritablement original lorsqu’on s’interroge sur la subjectivité. Néanmoins, par la brève présentation que nous comptons en faire, nous voudrions commencer à en travailler le vocabulaire afin d’espérer ouvrir quelque nouveau lieu encore peu fréquenté. Le problème est celui qui semble lier dès l’origine la notion de sujet à celle de substance. Pour être concis sur ce problème bien connu, nous pouvons nous contenter de reprendre la célèbre critique qu’Heidegger adresse à Descartes : « non seulement Descartes – celui qui accomplit le renversement [...] en direction du sujet – ne pose pas la question de l’être de ce sujet, mais il va même jusqu’à l’interpréter en prenant pour fil conducteur le concept d’être et les catégories ontologiques qui ont été élaborées par la philosophie antico-médiévale. »[1] Lorsque Descartes assimile l’ego à une chose qui pense ou à une substance[2], il semble en effet condamner aussitôt la percée phénoménologique qui fut la sienne en direction du sujet. Relayant les critiques de Nishida Kitaro, de Heidegger ou de Husserl, nous pouvons en effet nous demander si en réifiant le sujet, en lui appliquant la notion aristotélicienne de substance, « Descartes [n’a pas] manqué le sujet véritable, et avec lui l’“orientation transcendantale”[3] ».

Comme l’écrivait encore récemment Emmanuel Bermon dans sa thèse sur le cogito dans la pensée de Saint Augustin, si « Descartes a lui-même employé le terme de sujet à propos de l’esprit et du moi, [il a explicitement donné] à ce terme son sens aristotélicien. On se heurte donc au paradoxe suivant : comment expliquer que le moi pensant, qui est le sujet moderne lui-même, soit appelé par Descartes un sujet au sens aristotélicien du terme ?[4] » L’auteur précise ensuite sa critique en s’appuyant principalement sur les Troisièmes Réponses où Descartes semble en effet admettre volontiers de ne faire de la pensée qu’un attribut dont l’esprit serait le sujet au sens aristotélicien d’un substrat[5]. Etrange destin donc que celui de la notion de sujet qui, sitôt née à son acception moderne, semble déjà reprise par ce double embarrassant dont il faudra, par la suite, se débarrasser à tout prix. Si le sujet moderne ne semble pouvoir se gagner qu’en se dissociant d’une substance comprise comme substrat, c’est dans la mesure où, en tant que chose qui pense, le sujet semble se connaître lui-même de la même façon qu’il connaît toutes les autres choses. Ainsi, lorsque je tente de me connaître moi-même, ce que j’atteindrais en fait de sujet connaissant (de je qui pense) se métamorphoserait aussitôt en un objet connu, une substance objectivée par la représentation (le je qui est pensé). La substantialité semble ainsi impliquer la scissiparité de l’ego : « Ego sum, ego existo », chaque fois que je le prononce, peut donc être vrai, mais il n’est jamais vrai de moi, seulement de l’objet qui se substitue à moi. Descartes n’exhumerait finalement le sujet moderne comme sujet d’élection que pour le recouvrir immédiatement en le ramenant, par cette qualification aristotélicienne de substance, au niveau des autres étants.



[1] M. Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J-F. Courtine, Gallimard, 1985, p. 155-156.

[2] « je suis une chose qui pense », Meditationes de prima philosophia, A.T. VII, 34 ; « ego autem substantia »  Ibid., A.T. VII, 45.

[3] Husserl, Méditations cartésiennnes, § 10.

[4] E. Bermon, Le cogito dans la pensée de saint Augustin, Paris, Vrin, 2001, p. 375.

[5] « Il apparaît clairement que le moi est certain d’être, non pas exactement parce qu’il se connaît lui-même immédiatement, mais parce qu’il connaît indubitablement son attribut principal, à savoir la pensée, qui doit bien être pensée de quelque chose qui pense. En fait, le doute n’a pas remis en question la pensée aristotélicienne des catégories, puisque Descartes y fait appel pour rendre compte de la certitude indubitable qu’il vient de découvrir […]. Pour Descartes la pensée, telle qu’il vient d’en faire l’expérience indubitable, est en fait un attribut, qu’il faut prédiquer, au même titre que tout autre [nous soulignons], d’une substance qui est son sujet, au sens aristotélicien du terme. » Ibid., p. 382.

[6] Nous irions même plus loin dans le même sens en soulignant que Descartes refuse explicitement une telle qualification. Cf. IIIae Resp., A.T. VII, 174, l. 17-24 : « Fateor autem ultro me ad rem, sive substantiam, […] significandam, usum fuisse verbis quammaxime potui abstractis, ut contra hic philosophus utitur vocibus quammaxime concretis, nempe subjecti, materiae, et corporis, ad istam rem cogitantem significandam, ne patiatur ipsam a corpore divelli. » A.T. IX-1, p. 135-136 : « Or j’avoue franchement que pour signifier une chose ou une substance […] je me suis servi de termes autant simples et abstraits que j’ai pu, comme au contraire ce philosophe, pour signifier la même substance, en emploie d’autres fort concrets et composés, à savoir ceux de sujet, de matière et de corps… » 

[7] J.-L. Marion, Questions cartésiennes II, Op. cit., p. IX.

[8] J. Laporte, Le rationalisme de Descartes, Paris, PUF, 1945, p. 177

[9] Ibid., p. 115.

[10] Aristote, De anima, III, 5, 430 a 10-19.

[11] Albert le Grand, Summa de creaturis, IIa Pars, tract. I, q. 55, a. 4, part. 1.

[12] « L’être conceptionnel en tant que tel est tout ce qui est intellectuellement, non seulement du point de vue de la réalité conçue en lui – le concept ou le contenu intelligible – mais encore du point de vue de l’intellection ou de la conception même qui, précisément pour cette raison, est un être conceptionnel » (Dietrich de Freiberg, De visione beatifica 4.3.4., 5 ; p. 123, 34-38). L’être conceptionnel est donc une manière d’envisager la substance (ce qui porte la réalité en soi) sous son aspect le plus actif (du point de vue de l’acte d’intelliger).

[13] Ibid., 3.2.9, 11 ; p. 101, 13-15.

[14] Ibid., 3.2.9.12, 2 ; p. 103, 74.

[15] Ibid., 3.2.9.12., 3 ; p. 103, 75-76. Dans le traité De l’âme, III, 4, 430 a 2-3, Aristote écrit : « De plus [l’intellect] est lui-même intelligible comme le sont les objets intelligibles ». A partir de cette assertion, saint Thomas a pu, avec une grande partie des philosophes du XIIIème Siècle, en déduire que l’intellect se connaît lui-même comme il connaît les autres intelligibles. Cf. Joseph de Finance, Cogito Cartésien et Réflexion Thomiste, in Archives de philosophies, Volume XVI, Cahier II, éd. Beauchesne et fils, Paris, 1946, p. 17 : « l’esprit se connaît et il connaît sa pensée : intellectus intellegit se sicut et alia. » L’intellect se connaît sicut et alia car l’intellect connaît l’autre d’abord et il ne peut ainsi se saisir lui-même qu’en fonction de cette première connaissance. La connaissance de soi-même dépend donc bien d’un acte intentionnel : « La matérialité du sens paraît lui interdire tout retour sur lui-même. […] il faudrait, pour que le sens se perçut, qu’il fût, en quelque sorte, séparé de lui-même. Et cependant, en plus d’un endroit, saint Thomas semble bien lui attribuer une ébauche de réflexion. » Cf. saint Thomas, In IX Eth., l. 11 ; Ver., q. 10, a. 9, cité in J. De Finance, Op. cit., p. 17.

[16] idem, p. 103, 77.

[17]  Ibid., III, 8, (5). Cf. aussi, III, 8, (1) : « Bien que l’intellect possible, quand il s’actualise, soit véritablement un accident au sens de son étance naturelle, il possède néanmoins en même temps le mode et le caractère propre d’une substance ».

[18] Dietrich de Freiberg, De Int., II, 2, (2).

[19] Ibid., II, 1, (1), cf. aussi, I, 9 et I, 10, (2).

[20] De Int., II, 10, (3).

[21] Ibid., II, 37, (6).

[22] De Int., II, 10, (3)

[23] Alain de Libera, La mystique rhénane, Paris, éd. du seuil, 1994, p. 205.

[24] « In tali igitur intellectu, qui est intellectus per essentiam, [...] non est distinguere inter substantiam et operationem, qua in se ipsum recipit suam intellectionem. » : D. de Freiberg, De visione beatifica, éd.B. Mojsisch, in Opera omnia, t. I (1977) ; 1.1.3.(4), p. 26-27, l. 29-33;

[25] « Ut sicut intellectualiter persuam essentiam emanat a suo principio, sic et sua intellectuali operatione, quae est essentia eius, in idem principium suum convertitur. »D. de Freiberg, De Int., 1.5.(1), p. 62, l. 26-30 ; « de même qu’il émane intellectuellement de son principe, l’intellect agent est converti vers ce même principe, dans son opération intellectuelle qui est son essence ».

[26] De vis. beat., 1.1.3., 3 ; p. 26, 17-19

[27] Alain de Libera, Op. cit., p. 184.

[28] R. Descartes, Les principes de la philosophie, I, 8.

[29] Averroès, In Aristotelis De anima, III ; Crawford, p. 501, 636-639.

[30] Dietrich de Freiberg, De int., I, 7, 2, p. 140, 32.

[31] De vis. béat., 1.1.4., 2 ; pp. 28, 10-29, 13

[32] De Int., II, 31, (2).

[33] De vis. béat., 1.1.3., 4 ; pp. 26, 29-27, 33

[34] Aristote, De Anima, III, 4, 430 a 3-4 ; Tricot, p. 180

[35] De vis. beat., Prooemium, 5 ; p. 14, 43-47

[36] Contre l’objection qui nous a été adressée lors du colloque de ne servir ni Dietrich, ni Descartes lors de ce rapprochement sans base textuelle ou historique, nous voudrions souligner ce geste décisif de Dietrich de Freiberg qui, lorsqu’il rapproche Aristote et Augustin n’a pas le soucis de la vérité historique (pouvons-nous d’ailleurs avoir autre chose qu’un « soucis » lorsqu’il s’agit d’une telle vérité ?), mais vise la chose même, à savoir l’auto-identité absolument contradictoire que recouvre toute connaissance de soi, quelle que soit l’époque ou le vocabulaire utilisé. Au-delà des jeux de langage nous dit Dietrich, il existe une identité de la pensée. De même, sans chercher à savoir si Descartes a lu ou non Dietrich de Freiberg, ce qui nous intéresse est simplement de constater que sur des questions identiques : « quelle est la nature du Soi ? », ils se sont heurtés aux mêmes difficultés et ils ont donné une même réponse. Si nous arrivons à établir ce point, alors nous aurons fait un pas de plus, non dans la compréhension particulière de Descartes ou de Dietrich, mais dans la compréhension générale de ce qu’est un « sujet ». Sur la base de cette identité, nous pourrons en effet affirmer que, loin d’être une entrave ou une barrière à l’appréhension phénoménologique de l’ego, la détermination du Soi comme « substance qui pense » est la condition même d’une pensée cohérente du lieu de notre identité qui pourra se manifester dans son activité fondamentale et méta-historique.

[37] De visione baetifica 1.1.5., 1 ; p. 30, 61-69

[38] Augustin, De Trinitate, IX, 4, 4-5 ; BA 16, pp. 82-85. Cf. De vis. beat., 1.1.6., 1 ; p. 31, 2-8.

[39] « nullum accidens excedit subiectum suum », De visione 1.1.1.3.2.(2), p. 19, l. 11-12.

[40] Alain de Libera, La mystique rhénane, p. 189-190.

[41] La deuxième objection sérieuse que l’on nous a adressé lors de cette intervention consistait en une critique de la thèse de M. Henry que nous faisions nôtre sans la justifier ici car tel n’était pas l’objet de notre étude. Néanmoins, comme le refus de cette thèse peut constituer une entrave à la compréhension de ce qui suit, nous voudrions préciser en quel sens l’objection qui a été soulevée ne nous concerne que très indirectement. Si nous l’avons bien comprise, l’objection consistait à soutenir que l’idée henryenne d’un cogito compris comme « auto-affection » était contradictoire chez Descartes dans la mesure où le texte des Principes, alors même qu’il est question de la substance, interdit une telle caractérisation (ce qui semble dans un premier temps tout à fait justifié dans la mesure où la substance de l’âme consiste dans une auto-suffisance qui exclut toute relation à une extériorité et donc toute affectivité). Néanmoins, nous pourrions commencer par objecter qu’en dépit de l’ignorance des textes cartésiens qui nous a été reprochée, il semble que nous ayons pu lire dans les Passions de l’âme que Descartes envisage bien la possibilité d’une telle auto-affection, au §51 d’abord lorsqu’il écrit : « ...encore qu’elles [les passions] puissent quelquefois être causée par l’action de l’âme... » ; ce qui renvoie à la possibilité de penser une affectivité active de l’âme vis-à-vis d’elle-même comme le souligne expréssement le § 41 : l’âme subit les passions « ... excepté lorsqu’elle est elle-même leur cause », ce qui pourrait être tout à fait le cas de la « joie intellectuelle » (§147) qui ne doit rien, si ce n’est à la volonté, du moins à des causes externes. Mais, quand bien même une telle auto-affectivité s’avèrerait véritablement contradictoire avec la lettre du cartésianisme, cela invaliderait le choix du terme de Michel Henry, mais en aucun cas l’idée que ce terme a pris en charge. Car, ce qui  véritablement important dans la thèse de Michel Henry, c’est bien l’idée qu’il existe comme fondement et comme lieu de toute représentation, une représentation sans représenté, c’est-à-dire une pure manifestation, un pur acte de donation où à proprement parler rien ne se donne. A partir de ce constat, qu’Henry parle d’auto-affection ou d’expérience pure devient secondaire, car n’importe quel terme sera nécessairement et essentiellement inadéquat dans la mesure où, au-delà de ce que ces termes représentent, ils existent d’abord comme symbole de la limite de toute représentation et c’est en ce sens qu’il doivent être compris (nous tenterons de prouver ce point dans une étude ultérieure qui s’intéressera aux sources de la lecture henryenne de Descartes dans l’œuvre de Nishida).

[42] Ibid., A.T. VII, 29, l. 14-15.

[43] M. Henry, Op. cit., p. 27.

[44] F. Alquié, La découverte métaphysique de l’homme, Paris, PUF, 1950, p. 189 : « ... l’évidence du cogito repose donc sur une présence si intime de la conscience à elle-même, que nulle réflexion, nul doute, nulle séparation, nulle subtilité logique ne saurait, contre elle, prévaloir. »

[45] M. Henry, Op. cit., p. 100.

[46] M. Henry, Op. cit., p. 93.

[47] Ibid., p. 96.

[48] VIae Resp., A.T. IX-1, p. 225.

[49] Pierre Magnard, « Ipséité ou subjectivité », in  Descartes et le Moyen Age, Joël Biard et Roshdi Rushed (éd.), Paris, Vrin, 1997, pp. 309-317.

[50] Ibid., p. 317.

[51] Idem.

[52] « lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister », Principia Philosophiae, § 51, A.T. VIII-1, p. 24, l. 21-23 : « per substantiam nihil aliud intelligere possumus, quam rem quae ita existit, ut nulla alia re indigeat ad existendum. »

[53] J.-L. Marion, Quest. cart. II, p. 93 : « c’est  bien à Suarez exactement que remonte la définition de substance d’abord comme perséité – “… ens autem per se constituit substantiam ; ens vero alio constitutit accidens. ” (Disp. XXXII, s. 1, n. 5, t. 26, p. 313) -, puis comme subsistance par soi : “… solum id quod subsistit, maxime ac propriissime substantia dicitur.” (Ibid., XXXIV, s. 1, n. 7, t. 26, p. 350) » Seulement, pour Suarez, si la substance équivaut à la subsistance par soi, il s’ensuit que Dieu seul mérite le titre de substance : « … in Deo perfectissima ratio substantiae reperitur, quia maxime est in se ac per se, estiamsi accidentibus non substet. » ( Ibid., XXXIII, s. 1, n. 2, t. 26, p. 330 ; cf aussi n. 8, p. 332)

[54] En effet, l’épistémologie des Regulae pose que l’on ne peut connaître les choses que les unes par rapport aux autres dans un réseau qui les ordonne selon les exigences épistémologiques de l’ego (cf Règles pour la direction de l’eprit, A.T. X, p. 381, l. 13). Or la définition par la subsistance pose chaque chose comme une natura solitaria (Ibid., p. 381, l. 19), inaccessible parce qu’à part (separatim, p. 391, l. 1). Cf. J.-L. Marion, Quest. cart. II, p. 103 : « c’est d’ailleurs pour cela que les Regulae avaient supprimé la substantia du nombre des natures simples : l’épistémologie de la Mathesis Universalis rendait impossible l’accès à des substances séparées. »

[55] Ibid., IX-1, p. 136 ; « omnino ullum actum, sive ullum accidens, sine substantiâ cui insit » (A.T. VII, p. 175-176).

[56] Vae Resp., A.T. VII, 366, l. 23 : « nihil agere in se ipsum » (A.T. VII, 366, l. 23). 

[57] Vae Resp., A.T. VII, 367, l. 3-6 : « non esse oculum qui speculum videt magis quam seipsum, sed mentem quae sola, et speculum, et oculum, et seipsam quoque, agnoscit. »

[58] IIae Resp., A.T. IX-1, 125, définition  V.

[59] Ibid., def. VI.

[60] Descartes, IVae Resp., A.T. IX, p. 171 ; « ex eo quod nihil aliud ad meam essentiam (hoc est ad essentiam solius mentis) pertinere cognoscam, praeterquam qod sim res cogitans, sequatur nihil etiam aliud revera ad illam pertinere » (A.T. VII, 219, l. 11-14).

[61] M. Henry, Op. cit.

 

Seulement, deux questions se posent ici à nous : premièrement, est-il certain que la reconduction cartésienne de la notion de substance liée à un questionnement sur la nature de l’ego ne puisse être envisagée qu’en un « sens aristotélicien » ? Comme le souligne Jean-Luc Marion, « Descartes ne nomme jamais l’ego du titre de “sujet”[6], doit-on l’entendre comme une substance ? Ou bien, ce concept, si lourd de tradition, ne subit-il pas des réaménagements et des apories tels, qu’il devienne hautement problématique de l’appliquer univoquement à l’ego ? »[7] Nous voyons bien ici que, au sein du cartésianisme, c’est-à-dire au sein de ce qui est apparu comme la première détermination moderne du sujet, la théorie de la substance semble capitale. Seulement, comme le notait déjà Laporte, « elle reste singulièrement obscure, et […] les commentateurs se sont souvent demandé à quelle lignée philosophique il convient de la rattacher »[8]. Le lignage jusqu’ici le plus fructueux est probablement celui proposé par Jean-Luc Marion dans le deuxième volume des Questions cartésiennes, où l’auteur mets en évidence, d’un côté la source suarézienne des définitions de la substance dans les Principes de la philosophie, et de l’autre les profonds réaménagements que subissent ces définitions qui fonts de Descartes, « moins un nouveau théoricien de la substance, que le philosophe qui marque le début de son déclin dans l’histoire de la métaphysique. Comme si dans la séquence “ …ego autem substantia… ”, il fallait choisir entre les deux termes celui qui annihilerait l’autre. Et Descartes a choisi »[9]. Seulement, poser la séquence « ego autem substantia » comme un choix maintient, si ce n’est une opposition, du moins une forte tension entre les deux termes ; tension qui ne libère, ni la substance de ce « sens aristotélicien » qu’allègue Emmanuel Bermon, ni le sujet de ce « réalisme transcendantal » qui lui serait fatidique. C’est pour cela que nous choisirions une troisième voie dont l’idée directrice consiste à ne pas poser l’articulation entre l’ego et la substance comme une alternative. Il nous semble en effet possible, sur la base d’un lignage plongeant ses racines dans la noétique néo-platonicienne, de soutenir que l’assimilation de l’ego à une substance peut recouvrir, dans l’œuvre de Descartes, un sens positif. Ainsi, l’éventualité d’une souscription cartésienne à la tradition aristotélicienne de la substance pourrait bien ne plus être nécessairement synonyme d’erreur, mais au contraire donner le véritable sens de l’exhumation d’une subjectivité.

Car, deuxièmement, que signifie au juste ce « sens aristotélicien » que l’on cherche souvent à escamoter et où semblent pourtant se cristalliser tous les reproches ? Si nous envisageons la substantialité du sujet pensant chez saint Augustin, nous pouvons nous apercevoir que l’interprétation originale que donne Augustin du concept péripatéticien de substance ouvre celui-ci, au moins à une profonde ambiguïté. La substance n’est plus comprise ici comme un substrat, mais comme un dynamisme essentiel qui amène la substance à dépasser son sujet. On nous objectera sûrement que cette lecture n’est précisément pas la lecture aristotélicienne à laquelle se réfère Descartes, mais une conception augustinienne de la substance que Descartes méconnaît sciemment. Pourtant, les choses ne sont pas si simples, et il n’est pas certain qu’il faille opposer aussi unilatéralement l’idée de substance qu’inaugure Aristote et celle qu’illustre Augustin. Au contraire, tout le sens de notre recherche est de retrouver ce qui unis ces deux traditions et rends ainsi beaucoup plus complexe l’interprétation du concept dont Descartes va hériter. Nous voulons, comme première preuve de cette complexité, souligner qu’une partie des penseurs néo-platoniciens médiévaux (et en particulier les penseurs de l’école de Cologne dont Dietrich de Freiberg peut apparaître comme le chef de fil sur les questions de noétique) ont explicitement tenté de concilier les notions aristotéliciennes d’intellect et de substance avec cette lecture originale qu’en a fait Augustin. A partir de ce type de lecture, qui influencera durablement la pensée renaissante depuis Nicolas de Cues jusqu’à Charles de Bovelles, rien n’apparaît moins évident que ce « sens aristotélicien » monolithique et doxique dont hériterait Descartes et qui constituerait la tare congénitale du sujet moderne. Le problème que nous nous proposons de développer comporte donc deux ramifications principales : premièrement, il s’agit de s’interroger sur la détermination « aristotélicienne » du concept de substance, afin de voir si la conversion que lui fait subir Dietrich de Freiberg peut entrer en résonance avec le système cartésien ; deuxièmement et sur la base de cette analogie, nous pourrions alors nous demander si, loin d’être une entrave ou une barrière à l’appréhension phénoménologique de l’ego, cette réflexion commune sur ce que signifie pour le Soi d’être une « substance qui pense », ne serait pas la condition même de l’accès au lieu d’un sujet dont la « modernité » pourrait apparaître à partir de là, toute relative.

Les premières brisées sur lesquelles nous marcherons, font signes vers la théorie de la substance au sein de la noétique développée par Dietrich de Freiberg. S’il nous semble possible d’isoler, à l’intérieur de cette noétique, quelque chose comme une percée en direction de ce qui fut nommé ultérieurement le « sujet moderne », c’est en effet grâce au montage original auquel se livre maître Dietrich entre les différents niveaux de l’intellect. En reprenant la distinction aristotélicienne du De anima entre « l’intellect capable de tout produire » et « l’intellect capable de tout devenir »[10], qu’à la suite d’Avicenne et d’Albert le Grand il nommera « l’intellect agent » et « l’intellect possible »[11], et en faisant jouer sur eux le concept de substance, Dietrich réussit en effet à ne plus envisager la substantialité de notre moi sous les espèces d’un simple substrat. L’intellect agent, que Dietrich identifie avec le « Fond secret de l’âme » (abditum mentis) d’Augustin, se présente en effet comme une substance dynamique, c’est-à-dire que l’intellect agent est une substance dans la seule mesure où il agit, où il opère. Cette thèse qui se présente explicitement comme une tentative de concilier Aristote, Augustin et Proclus, est essentiellement « moderne » au sens où Dietrich nous conduit à envisager la connaissance de soi comme une auto-affection originaire où la substance qui est isolée est appelée à dépasser son sujet.

            1) l’intellect possible est une substance passive : Pour comprendre ce que Dietrich ajoute au concept de substance, nous pouvons commencer par regarder la manière dont il fait jouer celui-ci en deux sens opposés, selon son application à l’intellect possible ou à l’intellect agent. Dans le De visione beatifica, l’intellect possible est présenté comme un être conceptionnel[12] qui opère par l’intermédiaire d’une forme intelligible. En lui, cette « forme intelligible » reste « quelque chose d’extrinsèque »[13] à l’essence de la réalité qu’il perçoit. L’être conceptionnel qu’est l’intellect possible n’atteint donc pas « ce qui est pensé par essence ». Il n’opère rien sur lui-même mais sur ce qui lui est extérieur (non operatur nisi circa aliud extra se) [14]. Dans ces conditions, même si l’intellect possible « se connaît lui-même », il ne se connaît que comme il connaît les autres réalités (sicut et alia) [15]. Autrement dit « Il se connaît par son acte comme autre que lui-même (aliud a se) »[16]. Même en tant qu’être conceptionnel, l’intellect possible reste donc une substance au sens d’un substrat dans la mesure où il se rapporte à la réalité (y compris la sienne) de manière passive et extérieure. Comme nous l’avions vu dans le cadre de la critique de la substantialité de l’ego chez Descartes, c’est ce type de substantialité qui empêche au soi de se connaître lui-même selon son essence. Dans le cadre d’un doute hyperbolique, il serait nécessaire de douter de ce soi qui reste inscrit dans l’ordre de la représentation.

2) L’intellect possible est un accident dont la substance est l’intellect agent : L’intellect possible apparaît donc sous les espèce d’une pensée extérieure telle qu’on peut la retrouver chez St Augustin. Mais, au-delà de cette caractérisation classique du soi connaissant, l’originalité de Dietrich se joue en ce qu’en plus d’être une substance passive, il voit aussi dans la pensée, un accident. L’intellect possible est donc à la fois une substance et un accident : « Nous trouvons ainsi dans l’intellect possible, qui est universellement tous les étants en puissance, les modes de substance et d’accident »[17]. Cet intellect qui n’est pas en acte est donc l’accident d’une substance purement active qui lui est antérieure et qui le cause : l’intellect agent. L’une des thèse centrale du De Intellectu et Intelligibili consiste en effet à poser un intellect agent conçu comme cause essentielle de l’intellect possible et de l’âme : lorsque l’intellect possible se retourne sur lui-même et se conçoit comme un autre que lui-même, il doit en effet être référé à un principe plus fondamental. « L’intellect agent est par lui-même le principe actif de la forme intelligible dans l’intellect possible. Cette forme intelligible est l’entière essence de l’intellect possible […]. Cependant, il est évident qu’une telle forme intelligible est un accident ou une disposition accidentelle. »[18]

3) L’intellect agent est le Fond de l’âme : Or, ce qu’il faut souligner ici, c’est que l’intellect agent produit cette forme dans l’intellect possible par sa propre essence. Contrairement à ce qui se passe pour l’intellect possible, il n’y a rien en lui de passif. Comme dans le schéma de la procession proclusienne à laquelle se réfère Dietrich au début du même livre[19], l’activité immanente du supérieur produit au dehors l’inférieur.  L’intellect agent doit ainsi être pensé comme une identité substantielle, au sens précis où l’intellect agent doit être considéré comme « essentiellement identique à l’essence de l’âme »[20]. C’est-à-dire que l’activité de l’intellect agent ne se produit pas à proprement parler dans l’âme (sinon il faudrait penser l’âme comme substrat de l’intellect agent nous renvoyant dans une régression à l’infini), mais dans le Fond de l’âme. Pour être plus précis, l’intellect agent est compris comme étant ce Fond lui-même : « Dans le livre 14 du même ouvrage [le de Trinitate], Augustin se réfère à elle [la profondeur cachée de la mémoire], comme “Fonds secret de l’âme” (abditum mentis). C’est là l’intellect agent, le lieu caché dans lequel l’homme trouve la vérité, quelle qu’elle soit, qu’il voit en lui-même »[21]. L’intellect agent est le Fond de l’âme qui manifeste ensuite dans l’âme la pensée extérieure avec qui il est identique, mais dont il se distingue précisément en ce qu’il la cause[22]. On peut ainsi rapprocher, comme le fait Alain de Libera, l’intellect agent de Dietrich compris comme « centre essentiellement impersonnel de la vie de l’âme […], de ce que Maître Eckhart appellera “Je”, ce “cœur de Dieu”, cette intériorité à la fois unanime et anonyme, qui instaure l’âme sans qu’elle le sache, en deçà même de sa manifestation »[23].

4) L’essence de l’intellect agent est de se connaître : La qualification de l’intellect agent comme, intellect par essence s’ente sur une critique de la conception thomasienne de la connaissance de soi qui conduit, selon Dietrich, à une réification de l’esprit. Dans le De visione beatifica, Dietrich affirme : «dans un intellect, qui est intellect par essence, [...] il n’y a pas de distinction entre la substance et l’opération qui, en soi-même, reçoit sa propre intellection»[24]. Dietrich souligne ainsi que l’objet de l’intellect est sa propre pensée qui le constitue lui-même dans son essence. Avec une telle thèse, il s’oppose à une manière d’envisager la connaissance de soi dans la seule perspective d’une compréhension de l’intellect possible par lui-même sur le mode de l’intentionnalité. Dietrich de Freiberg est alors conduit à penser que : « de même qu’il émane intellectuellement de son principe, l’intellect agent est converti vers ce même principe, dans son opération intellectuelle qui est son essence »[25]. Au lieu de concevoir l’esprit sur le mode de la chose extra-mentale, il  pense que toute la réalité de l’âme réside dans le fait de penser. A partir de là, la pensée ne peut plus être imputée à une substance qui aurait le sens d’une chose n’entretenant de relation avec l’extérieur que sur le mode d’une « causalité accidentelle ». Au contraire, la substance existe sur le mode de cette « causalité essentielle » que nous avons déjà évoqué et qui se traduit par une auto-fondation de la pensée par elle-même, où la connaissance de soi est la substance de l’intellect agent. « Tout ce qu’est l’intellect, tout ce qu’il est en existant, il l’est et l’est en existant intellectuellement dans sa propre substance. Autrement ce ne serait pas un intellect par essence »[26]. On ne serait donc distinguer dans l’intellect la substance et l’opération. Pour l’intellect agent, être c’est penser et penser c’est être : « Dire que l’intellect se connaît par essence, c’est non seulement dire que son essence est de se connaître, mais c’est aussi dire qu’elle est cette connaissance même. »[27] Une telle caractérisation est peut-être le meilleur moyen de faire sentir la proximité de maître Dietrich avec Descartes pour qui, de la même façon, la substance pensante doit d’abord s’entendre dans sa distinction de la substance étendue, pour souligner que « nous sommes par cela seul que nous pensons. »[28]

5) L’intellect agent est une substance individualisée : Mais n’anticipons pas trop brusquement et essayons de caractériser plus précisément la substance dont il est question à propos de l’intellect agent. Nous venons de voir que l’intellect agent peut être considéré comme une substance purement active. Mais cela pose dans un premier temps un problème terminologique : en quel sens l’intellect agent peut-il être appelé substance dans la mesure où il ne peut pas l’être de la même manière que l’intellect possible ? L’intellect agent doit-il être dit substantiel au même sens que Dieu qui ne connaît pas d’accident ? Mais, si tel est le cas, il se pose alors le problème de la relation de cet intellect agent à l’intellect possible qui est dit être son accident  (par la médiation de la forme intelligible qui en constitue l’essence) ? De plus, en quel sens Dietrich pourrait-il alors affirmer que l’intellect agent reste identique à l’intellect possible, ne s’en distinguant qu’en tant qu’il le cause (d’après le point n°3) ? S’ils sont identiques, ne faut-il pas penser un intellect agent qui, particularisé, retrouverait une nature de substrat ? Pour résoudre ces problèmes Dietrich pense la relation entre les différents niveaux de l’intellect selon une causalité qualifiée d’« essentielle », où chaque niveau inférieur de l’intellect est dit fluer hors du principe supérieur. Mais, cette idée de « cause essentielle » ne laisse-t-il pas entier le problème de l’individuation de l’intellect agent qui, s’il cause chaque intellect possible particulier perd ainsi l’universalité que lui conférait Averroès[29] ? En se particularisant, ne se réifie-t-il alors pas comme support de la pensée extérieure ? Nous insistons sur cette particularisation de l’intellect agent dans la mesure où c’est peut-être sur ce point que réside la plus grande originalité de Dietrich de Freiberg. Car nous remarquons que Dietrich affirme clairement une particularisation de l’intellect agent qui devient une partie individuelle de chaque âme au même titre que l’intellect possible, mais cela sans pour autant en faire un substrat. Pour comprendre comment cette double exigence peut être maintenue, il nous faut préciser la modification profonde que Dietrich fait subir au concept péripatéticien de substance.

6) un nouveau concept de substance : Nous avons déjà souligné que, pour Dietrich de Freiberg, l’intellect agent (le Fond secret de l’âme) est une substance qui est essentiellement et pleinement active, c’est-à-dire qu’il n’y a en elle rien de passif et donc aucune possibilité de penser une réceptivité qui ferait d’elle un substrat. Ainsi, « Tout ce qui est en lui est uniquement sa substance »[30]. C’est-à-dire « Puisque tout ce que l’essence de l’intellect est, elle l’est intellectuellement, il est nécessaire que l’intellect lui-même contienne en lui-même, par essence et intellectuellement, une similitude de tout l’être, mais cela de façon simple, c’est-à-dire selon la propriété d’une essence simple, et il faut aussi qu’il soit lui-même d’une certaine façon intellectuellement tout l’être »[31]. L’intellect agent est une substance au sens où il connaît tout l’être, où il accompagne comme principe actif et causatif (sur un mode essentiel) l’ensemble de nos représentation. Dietrich reprend ainsi l’idée d’Averroès d’un intellect qui connaît tout et accompagne tout, mais au lieu d’en faire une substance séparée sur le modèle de la substantialité divine, il en fait une partie de l’âme individualisée qui est l’image en l’homme de la substantialité divine : « L’intellect agent est un individu et ainsi est unique pour chaque homme. Il y a autant d’intellect agents qu’il y a d’étants dont il est le principe »[32]. Peut-être est-ce ici que se situe une anticipation du « sujet moderne », d’une subjectivité transcendantale comprise comme un agent individualisé qui accompagne nos représentation, qui les produit, mais sans qu’existe en lui comme dans un sujet, ce qui vient se localiser en lui, habiter son lieu propre.

7) La substance est ici pensée en un « sens aristotélicien » : Le premier enseignement remarquable de ce bref parcours réside dans le fait qu’en pensant l’intellect agent comme un intellect substantiel qui se connaît par son essence, Dietrich ne renie à aucun moment l’héritage aristotélicien de cette notion. En posant que « dans l’intellect qui est intellect par essence […], il n’y a pas lieu de distinguer la substance et l’opération par laquelle l’intellect reçoit en lui-même sa propre intellection. Tout cela [étant], en effet identique, je veux dire : la substance de l’intellect, l’opération de l’intellect et l’objet, lui-même intérieur, de l’opération de l’intellect »[33], Dietrich ne fait que suivre l’enseignement du Philosophe qu’il cite abondamment sur ce sujet : les réalités immatérielles sont caractérisées par la coïncidence du sujet connaissant et de l’objet connu, du pensant et du pensé : « L’intellect est lui-même intelligible comme le sont les intelligibles. En effet, en ce qui concerne les réalités immatérielles, il y a identité du pensant et du pensé, car la science théorique et ce qu’elle connaît sont identiques » [34]. Pour Aristote, cette identité du sujet et de l’objet est identique à l’opération intellectuelle, elle est son opération même. « C’est là ce que nous trouvons chez les philosophes, certes en termes différents, mais sans désaccord de doctrine, quand ils distinguent dans notre être intellectuel l’intellect agent et l’intellect possible : l’intellect agent est la même chose que le Fond secret de l’âme d’Augustin, et leur intellect possible est la même chose que sa pensée extérieure »[35] : ce qu’on appelle « Fond secret de l’âme » et « pensée extérieur » n’est autre ce qu’Aristote et les philosophes appellent « intellect agent » et « intellect possible ». Ainsi, les doctrines d’Augustin et d’Aristote ne s’excluent pas, les bases de leur noétique sont identiques[36]

8) Ce « sens aristotélicien » est le même que le « sens augustinien » : Le deuxième enseignement, réside dans cette idée que l’intellect qui connaît toutes choses en lui et qui se connaît lui-même avant que la pensée extérieure ne vienne à le re-présenter, c’est-à-dire l’intellect agent est pensé à partir d’une substantialité propre au Fond secret de l’âme d’Augustin. Lorsque Dietrich écrit que « L’intellect, qui est intellect par essence et toujours en acte, comme l’intellect agent, connaît toutes les autres choses de la même manière qu’il se connaît : par son essence et par une seule et même intellection simple. […] tout comme cela se passe aussi en Dieu, selon sa manière propre qui est divine : en se connaissant lui-même, il connaît tout le reste »[37], il rapproche cette qualification de l’intellect agent de celle que reçoit la mens augustinienne au livre IX du De Trinitate :

 

« Quand l’âme se connaît sa connaissance n’est pas supérieure à son être : c’est elle qui connaît, c’est elle qui est connue […]. Il est donc juste de dire que ces trois choses : âme, connaissance, amour, étant parfaites, elles sont nécessairement égales. Ces réflexion attirent en outre notre attention sur le fait […] que ces choses existent dans l’âme comme si, y étant enveloppées, elles s’y développaient de sorte qu’on puisse les percevoir et les dénombrer substantiellement ou […] essentiellement. Ainsi, elles ne sont pas dans l’âme comme dans un sujet, comme le sont la couleur ou la figure dans les corps ou n’importe quelle autre qualité ou quantité. En effet, rien de tel ne dépasse le sujet où il se trouve [nous soulignons]. La couleur ou la figure d’un corps ne peuvent se trouver en même temps dans un autre corps. Au contraire, l’âme, par l’amour dont elle s’aime, peut aimer aussi autre chose qu’elle même. De même, l’âme ne se connaît pas seulement elle-même, mais connaît aussi une multitude d’autres choses. Ainsi donc, l’amour et la connaissance ne sont pas dans l’âme comme dans un sujet. Ils sont eux aussi substantiellement, comme l’âme elle-même, car […] chacun d’entre eux demeure dans sa propre substance […]. Ainsi l’âme qui aime et qui connaît est substance, sa connaissance est substance, son amour est substance »[38]

 

Pour être une substance dynamique qui peut faire figure d’autre chose que d’un substrat, il faut dit Augustin, « dépasser le sujet où on se trouve ». Or, telle est bien la caractéristique de l’intellect agent pour Dietrich de Freiberg, qui souligne que « la caractéristique de ce qui n’est pas substantiel réside dans le fait qu’aucun accident ne dépasse son propre sujet »[39]. Ainsi, dans la mesure où l’intellect agent est substantiel, il s’identifie à la mens augustinienne ; son activité n’est donc pas comme un accident dans un sujet : l’activité de l’intellect est l’intellect lui-même. Pour bien comprendre ce point essentiel, nous reprenons la remarquable explicitation qu’Alain de Libera a livré du commentaire de Dietrich sur cette relation substantielle qui dépasse son sujet. En suivant le De visione beatifica, il explique  en effet que,

 

« dans le cas d’une activité ou d’une opération accidentelle, on doit toujours distinguer le sujet (subiectum) et l’objet (obiectum). Ainsi, par exemple, la chaleur, qui est un accident, affecte-t-elle son objet, le calefactibile (= le corps à échauffer), par son opération, la calefactio (= l’action d’échauffer), mais elle n’affecte pas pour autant et du même coup le sujet dont elle est la forme (i.e. la source de chaleur). Inversement, la sensation (sensus) qui est la forme ou l’affection d’un certain sujet sentant n’affecte-t-elle pas par le sentir le sensible lui-même, autrement dit l’objet de la sensation. Ainsi donc, l’accident ne se rapporte-t-il pas de la même façon au sujet et à l’objet lorsqu’il est « en activité » : dans le cas de la chaleur, l’accident est un agent pour l’objet et forme pour le sujet, dans celui de la sensation, il est forme ou affection pour le sujet sans agir aucunement sur l’objet. Rien de tel pour l’intellect agent. En connaissant, il s’affecte lui-même ; mais ce dont il s’affecte n’est rien d’autre que l’objet – c’est-à-dire la totalité de l’être – qu’il est lui-même intellectuellement. Agissant, l’intellect agent « se dépasse » donc lui-même, en lui-même et vers lui-même. Non seulement son activité n’est pas en lui « comme dans un sujet », mais encore, l’objet qu’il s’ob-jette n’est autre que lui-même, dans la mesure où il le précontient exemplairement. D’une formule : en s’affectant lui-même, l’intellect agent (s’)affecte son objet, et s’affectant son objet, il se pro-duit lui-même. L’activité de l’intellect agent est ainsi à la fois action et passion. C’est une auto-affection originaire »[40] .

 

Pierre Magnard, dans un article sur le rapport de Descartes à ses prédecesseurs médievaux[49], avait déjà noté que, dans les Troisièmes Réponses, Descartes opérait un glissement significatif dans son développement de la notion de « substance ». Contre une interprétation unilatéralement péripatéticienne de cette notion qui conduit le texte cartésien à se contredire en sombrant dans le plus évident des paralogismes, Pierre Magnard attirait l’attention sur la manière dont nous sommes amenez à connaître la substance. Pour Descartes, nous connaissons la substance « comme sujet de plusieurs actes ou accidents ». Mais, si ces actes ne sont que des accidents, il convient de se demander comment ils vont pouvoir se distinguer de la substance elle-même ? Ne vont-ils pas plutôt la recouvrir et la cacher ? Pour éviter cette éventualité, Descartes fait ainsi intervenir la notion clé de « Convenance » : le rapport de « convenance » entre les différents actes (corporels et intellectuels) permet de multiplier les attributs que nous connaissons sans qu’il soit nécessaire de multiplier les substances dans lesquels ils résident. Nous passons alors du langage de l’accident à celui de l’attribut puisqu’il s’agit ici de ce que le § 53 appellera les attributs principaux de la substance. Comme l’écrit Pierre Magnard, « dès lors “substance” change de sens : on quitte l’acception “suppôt” pour retrouver le sens principiel et actif »[50]. Ce changement de détermination permettait à Pierre Magnard de jeter un premier pont entre Descartes et l’école dominicaine allemande dans la mesure où Dietrich de Freiberg et Maître Eckhart ont déjà pensé une substantialité de l’âme qui n’existe qu’aussi longtemps qu’elle pense. Dès lors, « la res cogitans ne doit pas être interprétée comme traduisant l’imputation de la cogitatio à une chose, qui en serait le suppôt ou le substrat ; mais comme l’auto-fondation de la pensée par elle-même »[51].

Suivant cette première indication, nous nous sommes alors penchés sur une étude précise du texte des Troisièmes Réponses, et ce qui est ressortis de ce travail est que la détermination de la nature de la substance réponds à une structure qui anticipe celle des §§ 51 à 54 des Principes de la philosophie, seul texte où semble s’inscrire une véritable théorie cartésienne de la substance. Comme l’a bien mis en évidence J.-L. Marion, la spécificité du texte des Principes est de croiser deux perspectives : l’une épistémologique et l’autre ontologique. Alors qu’au § 51 Descartes définit la substance comme subsistance[52], suivant ainsi la thèse suarezienne de la non-indigence de la substance ; le § 52 expose une objection : il juxtapose à ce premier modèle de la substance comme concept commun, une définition de la substance comme notion commune, c’est-à-dire qui se connaît par ses attributs. La juxtaposition de ces deux schémas s’explique par le fait la définition suarézienne de la substance comme perséité (§ 51) ne s’appliquait qu’à la substantialité de Dieu et servait ainsi à établir une équivocité entre les étants. Au contraire, Descartes applique cette première définition  à tout le créé dans une univocité[53]. Dieu dépasse ainsi le pur cadre de la substantialité pour devenir, en quelque sorte, « plus-que-substance ». La seconde définition (celle du § 52 également empruntée à Suarez, qui l’avait introduite pour ménager au fini non-subsistant une substantialité dérivée, mais indispensable à l’appréhension scientifique du monde), peut ainsi se comprendre comme une tentative pour aténuer la radicalité néo-platonicienne du § 51. Cependant, Descartes ne semble pas avoir besoin de cette nouvelle acception dans la mesure où le fini est déjà, d’après le § 51, substantiel. Pour comprendre ce dédoublement du concept il faut alors souligner que la subsistance seule souffre d’un défaut théorique qui avait précisément conduit les Regulae à évacuer la substance hors des natures simples[54]. Donc, dans un but également épistémologique, Descartes doit nécessairement réintroduire ce paradigme.

Aussi la doctrine de l’attribut principal que développe le § 53 est elle primordiale : par cette doctrine, Descartes cherche à concilier les deux définitions précédentes. La thèse est que, si nous pouvons connaître une substance par n’importe lequel de ses attributs, il n’en reste pas moins nécessaire d’en dégager un principal. Ainsi, l’attribut dépasse la simple fonction épistémologique, pour retrouver une fonction ontique en ce sens qu’il se retrouve au principe de la substance, qu’il la fonde. Nous retrouvons alors la question que posait Pierre Magnard à propos de la réponse faite à Hobbes : cette détermination de l’attribut ne le conduit-il pas simplement à prendre la place de la substance ? Les deux attributs principaux, l’étendue et la pensée ne deviennent-ils pas eux-mêmes substantiels à partir du moment où ils sont considérés comme fondamentaux ? Ainsi, à partir de l’objection réaliste de Hobbes, Descartes anticiperait déjà sur le texte des Principes en proposant déjà le même jeu entre deux conceptions de la substance: a) Descartes commence par rappeler la théorie commune de la substance : « aucun acte ne peut être sans une substance de laquelle il soit l’acte. »[55] b) Il ramène ensuite immédiatement cette proposition dans le cadre d’une réflexion épistémologique sur la substance. Comme il le fera au § 52 des Principes, c’est la connaissance de la substance qu’il soumet à la connaissance préalable des actes dont elle est le sujet. c) Le passage suivant introduit enfin la notion de convenance : comme au sein du § 53, nous glissons ainsi d’une détermination épistémologique de la substance à partir des moyens de la connaître, à une détermination ontologique de celle-ci à partir de l’attribut principal qui en vient à se confondre avec elle. Dès lors, le concept de substance ne peut plus se limiter à son acception de substrat mais doit s’étendre à l’opération même qui lui est immanente.

            Dans les Cinquièmes Réponses, Descartes ajoute à cette première innovation, un élément qui, s’il n’est pas directement relatif à la substance, correspond en revanche à une manière originale de concevoir l’activité que met en jeu la pensée lorsqu’elle fait retour sur elle-même. Descartes s’oppose en effet à l’idée de Gassendi selon laquelle, « rien n’agit sur soi-même. »[56] Par cette proposition, nous retrouvons ainsi la perspective substantialiste classique critiquée par Dietrich de Freiberg, où les accidents de la substance ne dépassent pas leur sujet : le feu ne chauffe pas par son essence, mais par sa chaleur qui est accidentelle car elle est comprise dans un sujet sans lequel elle ne peut exister. Nous comprenons bien l’intérêt qu’a Gassendi à soutenir cette thèse, puisqu’elle conduit à maintenir la substance dans le rôle d’un substrat affecté uniquement de manière extérieure, ce qui, comme dans la critique hobbesienne, est solidaire de la détermination sicut et alia de la chose. Sans mener nécessairement à la thèse d’une matérialité de l’esprit, cette perspective est néanmoins celle qui semble, de fait, mener le plus facilement aux positions matérialistes de Hobbes et Gassendi. Seulement, à cet emploi du concept de substance, qui implique que l’œil ne peut pas se voir si ce n’est à l’aide d’un miroir (c’est-à-dire à l’aide d’un concours extérieur), Descartes répond que « ce n’est point l’œil qui se voit lui-même, ni le miroir, mais bien l’esprit, lequel seul connaît et le miroir, et l’œil, et soi-même. »[57] La question sur l’être de ce qui agit et ce qui est agit est ainsi transformée en une question sur l’esprit ; les conditions de la pensée, de l’agir et du connaître deviennent les conditions de ce qui est pensé, c’est-à-dire de l’étant en tant qu’il se ramène à l’esprit. Contrairement à l’œil et au miroir, l’esprit a en effet la particularité d’agir immédiatement sur lui-même, c’est-à-dire de dépasser son propre sujet, ce qui lui permet d’être le principe de la connaissance de l’œil et du miroir : a) lorsque Descartes affirme que c’est l’esprit qui connaît l’œil et le miroir, il fait de l’esprit le lieu où existe formellement ce que nous concevons, c’est-à-dire, selon la définition de l’exposé géométrique des Secondes réponses, une substance[58]. b) Mais, si l’esprit connaît l’œil et le miroir parce qu’il est substantiel, il est substantiel aussi parce qu’il se connaît lui-même. Comme le souligne la définition VI de l’exposé géométrique, l’esprit est appelé substance car c’est en l’esprit que réside immédiatement la pensée[59]. C’est-à-dire que le rapport de la pensée à elle-même ne se fait pas transitivement comme le rapport de la pensée à l’autre que soi, mais qu’il se fait dans une absolue identité de soi à soi. C’est cette identité qui permet, premièrement de penser la substantialité de l’esprit à partir de son opération, et deuxièmement de souligner que la particularité de cette opération est d’amener la substance à dépasser son sujet, ce que nous comprenons maintenant avec Descartes comme le rapport immédiat de la pensée à elle-même. Ce rapport amène la substance spirituelle à s’étendre au-delà du sujet qui se connaît lui-même médiatement comme il connaît l’autre que lui-même, pour se connaître immédiatement dans l’opération qui en constitue l’essence.

 

Nous ne pouvions pas mieux caractériser ce qui se joue ici dans l’œuvre de Dietrich de Freiberg. Cette auto-affection originaire nous renvoie à penser une identité absolument contradictoire de la structure de l’ego. Or, cette identité fut dégagée de la même manière dans l’œuvre de Descartes par Michel Henry[41]. Cette lecture du cogito a l’avantage de redonner toute sa cohérence au texte cartésien en l’exceptant en partie de la critique heideggerienne. Pourtant, au-delà de cette percée, c’est le caractère extraordinairement heuristique de l’hypothèse henryenne que nous voudrions mettre en avant. Car, à partir d’une compréhension de l’ego comme ipséité, nous sommes obligés de nous interroger sur la cohérence de ce modèle avec la qualification de l’ego comme res et comme substance. Or, c’est ici que Dietrich de Freiberg nous permet de constater que penser la substantialité de l’intellect n’est pas incompatible avec l’idée d’une auto-affection originaire. Pour montrer de quelle manière Descartes semble engager une telle conciliation, nous pouvons commencer par rappeler le sens principal des thèses de la Généalogie de la psychanalyse pour finir en établissant les conséquences de cette thèse au niveau de la compréhension de la subjectivité moderne.

 

Nous ne reviendrons sur l’interprétation que Michel Henry donne de la désormais célèbre locution cartésienne : « At certe videre videor »[42], que pour souligner les premiers points de suture entre la noétique de Dietrich et la conception cartésienne de la mens. La thèse fondamentale de Michel Henry consiste en effet à souligner qu’entre le videre et le videor, nous retrouvons une structure où apparaît une « différence » ouvrant, non à une représentation du moi par lui-même, mais à une amphibologie de l’ego où l’ipséité de l’ego s’affecte lui-même immédiatement dans une auto-affection originaire. Comme l’a montré Michel Henry, l’écart que manifeste ici Descartes, ne peut pas être l’écart de la seule réflexivité, sinon il n’y aurait aucune raison de suspendre le doute : « Si le voir a été discrédité dans sa prétention d’établir fermement ce qu’il voit [...] si donc il l’a été en lui-même, puisque sa vision en est peut-être fausse, [et] n’est pas un principe de légitimation, comment alors confier à ce voir et à sa capacité propre la tâche de s’auto?légitimer ? »[43] En d’autres termes, s’il y a seulement réflexivité du moi sur lui-même, si le moi se pense lui-même sous les espèces de la pensée extérieure, de la re-présentation, il n’y a alors aucune raison de suspendre le doute : le moi se connaît sicut et alia et doit douter de lui de la même manière qu’il doute du reste[44]. De même que l’intellect possible, ne peut se représenter à lui-même comme substance sans se penser aussitôt comme accident d’une substance qui le précède et le cause, de même, « aucun ego n’est possible dans la représentation »[45].

            Ainsi, tout le génie de Descartes est d’avoir conservé une dualité dans l’unité du moi ménageant, dans l’absence de toute séparation, une certaine « différence ». En établissant cette ipséité au fondement de l’essence de la pensée, dans un videor qui rend possible et en ce sens précède tout videre, il invalide toute prétention à fonder l’ego simplement sur une structure représentative, c’est-à-dire à penser l’ego comme un sub-jectum, comme un substrat : « la brève, énigmatique et fulgurante irruption de l’ego dans la Seconde Méditation, écrit Michel Henry, se situe à ce moment ultime de la réduction où le doute est seul au monde, où, plus exactement, il n’y a plus ni monde ni par conséquent aucune représentation. »[46] Contre l’interprétation de Heidegger qui dans son Nietzsche interprétait l’ipséité comme tributaire de la structure de la représentation, Henry nous apprend au contraire que c’est la représentation qui doit se comprendre à partir de l’ipséité : « la phénoménalisation originelle de la phénoménalité s’accomplit comme ipséité pour autant que l’apparaître s’apparaît à lui-même dans une auto-affection immédiate et sans distance, indépendamment donc de l’ek-stasis et de la représentation »[47] ; si l’ipséité reste immanente à la représentation, ce n’est qu’en tant qu’elle est sa condition, mais en aucun cas parce qu’elle est expliquée ou fondée par elle. Le début des Sixièmes Réponses ne laisse aucun doute à ce sujet : Descartes y affirme en effet que 

« c’est une chose très assurée que personne ne peut être certain s’il pense et s’il existe, si, premièrement, il ne connaît la nature de la pensée et de l’existence. Non que pour cela il soit besoin d’une science réfléchie, ou acquise par une démonstration, et beaucoup moins de la science de cette science, par laquelle il connaisse qu’il sait, et derechef qu’il sait qu’il sait, et ainsi de suite jusqu’à l’infini, étant impossible qu’on en puisse jamais avoir une telle d’aucune chose que ce soit ; mais il suffit qu’il sache cela par cette sorte de connaissance intérieure qui précède toujours l’acquise, et qui est si naturelle à tous les hommes… »[48]

 

            Descartes marque ici clairement que c’est l’intériorité qui est la condition de l’extériorité, l’ego ipse qui, à la manière de l’intellect agent particularisé, est la condition de la représentation dont il s’excepte : ce n’est pas réflexivement que je me rapporte à moi-même, mais d’une manière immédiate et sans que l’ego que je trouve ne soit posé par la pensée extérieure comme un substrat, sous peine d’entrer dans une régression à l’infini. L’auto-affection de la pensée n’est donc pas simplement une figure de la pensée de soi par soi, mais une expérience de l’altérité originelle où « je m’affecte moi-même », où je ne prends conscience de moi que sur le fond d’une conscience plus originaire d’un « moi-même » « différent » du moi que j’énonce.

Néanmoins, une telle interprétation de la connaissance de soi suppose une métaphysique de la substantialité bien différente de l’interprétation commune du rapport de la substance à l’accident. En effet, si les catégories péripatéticiennes restent valables en ce qui concerne les étants que je me représente, elles ne semblent pas rendre compte du dynamisme spécifique qu’implique l’ipséité de l’ego. Seulement, est-il possible de trouver chez Descartes une théorie de la substance qui puisse correspondre au besoin de l’auto-affectivité non réflexive dégagée par Michel Henry ? Si  l’ipse est une substance, ce ne peut être qu’en ce sens principiel et actif où l’auto-affectivité vient s’enter sur le modèle dialogique qui disqualifie le cogito comme forme du principe d’identité A=A, pour se proposer dans une « différence » radicale ne ménageant aucun écart. Or, c’est sur ce point qu’un rapprochement avec la théorie de la substance de l’intellect agent chez Dietrich de Freiberg peut se montrer particulièrement fructueux.

Plus qu’un simple réaménagement, ce serait donc un complet renversement de la substantialité de l’esprit que Descartes (ré-)accomplirait. Contre la thèse classique qui considère que c’est à partir de la représentation de l’objet que l’esprit en arrive à se connaître lui-même par sa propre opération, il considère en effet que c’est par la connaissance immédiate de lui-même que l’esprit peut être dit substantiel et se rapporter à l’objet. Comme c’était le cas chez Dietrich de Freiberg, la substance se dit alors en deux sens : en rapport à l’intellect agent (et à Dieu) où la substance existe par elle-même et dépasse son sujet vers son opération qui est dite substantielle de manière univoque (c’est le sens du § 51 des Principes), et en rapport à l’intellect possible qui est le lieu où existe formellement ce que nous concevons (c’est le sens du § 52). Finalement, c’est parce que l’ego ne peut pas se connaître indubitablement s’il se connaît sicut et alia, que Descartes en arrive à élargir la théorie de la substance-suppôt qui réduit l’ego à n’être que le sujet passif d’une pensée qui ne peut s’accomplir sans un concours extérieur. Au contraire, il considère que « de ce que je ne connais rien autre chose qui appartienne à mon essence, c’est-à-dire à l’essence de mon esprit, sinon que je suis une chose qui pense, il s’ensuit qu’il n’y a aussi rien autre chose qui en effet lui appartienne. »[60] C’est-à-dire que l’esprit, en tant que substance dans laquelle réside immédiatement la pensée, n’intellige rien en dehors de lui-même. Même s’il s’intellige comme chose qui pense, cette chose ne renvoie pas plus à un objet que je peux me représenter, que la substance ne renvoie unilatéralement à un sujet médiateur. La substantialité de l’esprit ne peut plus se comprendre comme la subsistance d’une chose extra-mentale, mais uniquement sous la forme d’une « substantialité non-réique ».

           Pour conclure, nous aimerions préciser que notre hypothèse ne doit pas s’entendre comme une volonté de fonder historiquement un improbable néoplatonisme cartésien (encore que les conséquences de notre thèse sur la relation de la connaissance de soi à la connaissance de Dieu et sur le problème de la hiérarchie des facultés dans les Méditations pourraient nous inviter à aller plus loin en ce sens). Le but de ce travail est d’avantage de mettre en lumière la permanence d’un problème et l’unité méta-historique de ses solutions. Il est maintenant hors de doute que Descartes n’a pas été le premier à affronter le problème de la connaissance de Soi. Ce qu’il faut alors se demander, c’est : Descartes apporte-t-il une réponse « moderne » et plus cohérente à ce problème ? Paradoxalement, en soutenant l’idée d’un Descartes révolutionnaire qui serait le premier à faire de l’ego l’unique centre perspectif de nos représentations tout en manquant l’orientation transcendantale de cette découverte par une substantialisation indue, non seulement nous posons que la philosophie de Descartes est incohérente, mais elle marquerait de surcroît une régression par rapport aux réflexions de St Augustin, Dietrich de Freiberg ou encore Charles de Bovelles, qui avaient déjà bien pris la mesure de l’aporie substantialiste liée au retour de la pensée sur elle-même. Ainsi, en contestant cette thèse d’un progrès cartésien, nous ne minimisons nullement l’importance de Descartes. Au contraire, nous donnons à son système une cohérence optimale. D’une manière analogue à Dietrich de Freiberg, Descartes soulignerait la substantialité du soi qui fait retour sur lui-même, car seule la perséité de ce modèle permettrait d’outrepasser le moi-sujet substrat de nos pensées, en direction d’une ipséité qui dépasserait son sujet, pour s’envisager comme principe immanent et actif, comme auto-identité absolument contradictoire. De ce point de vue, où se manifeste une amphibologie de l’ego aussi bien que de la substance, Descartes peut alors apparaître comme le dépositaire privilégié, dans le vocabulaire de la modernité, d’un sujet qui, pour reprendre une dernière fois Michel Henry, « n’advient pas à l’époque de Descartes ni dans les Temps qu’elle inaugure […], [qui] est le Commencement qui commence depuis le commencement et ne cesse de commencer, l’initial apparaître à soi de l’apparaître, l’invisible venir en soi de la vie »[61].

 

Auteur : F. BERLAND

 

Réalisation de la page: U. Batini

Crédits iconographiques.

Réalisation des "collages" F. Berland.

 

La généalogie du "sujet moderne" et la notion de substance

chez Descartes et Dietrich de Freiberg .